Fluxury by Sergio Benvenuto

EYES WIDE SHUT. LA PSYCHANALYSE EST-T-ELLE EN CONTACT AVEC LE REEL? Scientificité, herméneutique et rapport au réel dans laJul/07/2016


 

          En Italie, lors de la dernière décennie, la question de la plausibilité - scientifique d’abord - de la théorie et de la pratique analytiques obsède de plus en plus les analystes.

          Dans le XX siècle, en Occident, l’immense succès dont a joui la psychanalyse découle en partie de la confiance que de nombreux savants - tels Russell, Carnap et Einstein - ont accordé à Freud et aux analystes. Ils leur supposaient un savoir sur la base de la force de persuasion des textes analytiques: "si des gens comme ça écrivent de façon si sérieuse, nous pouvons croire à eux; il n'est pas nécessaire que nous allions nous-mêmes en analyse afin de vérifier". Ce n'est qu’au cours de ces dernières décennies que – sous l’influence d’une prescription dite post-moderne qui impose une visibilité absolue de toute chose – que les philosophes et les savants ont décidé d'aller voir, selon une expression des joueurs de poker, les cartes couvertes des psychanalystes. De plus en plus, il est demandé aux analystes de donner des démonstrations publiques de leurs conclusions qu'ils prétendent avoir tirées de leur ministerium – dans un lieu tellement privé qu’il tend plutôt en un misterium. En effet les analystes ont porté des témoignages, parfois impressionnants, mais non pas des preuves de leur misterium – et la crédibilité d’un témoignage dépend entièrement de la crédibilité du témoin. Pour les analystes plus agés cette exigence est choquante: n'étant pas habitués à ce manque de respect pour leur ministère, devoir passer par l'étau de la méfiance publique pour rendre compte de leur savoir tenait de l’humiliation. Beaucoup ont été tentés de se réfugier derrière l'écran herméneutique, sans comprendre que les temps avaient changé. D'autres, en revanche, ont élaboré d'autres “solutions” permettant de rendre compte de la plausibilité tant de la théorie que de la pratique analytiques.

          Dans cet essai j’examinerai les quatre solutions qui habituellement sont proposées par les analystes (surtout en Italie):

 

a)   la thèse voulant que la psychanalyse soit empiriquement vérifiable et vérifiée - c’est la solution scientiste (qui accepte le défi de Popper et Grünbaum),

b)   la thèse voulant que la psychanalyse se base sur le sujet cartésien comme sujet de la certitude, c’est la solution cartésienne (chère surtout aux lacaniens),

c)    la thèse voulant que la psychanalyse ne soit pas une science mais une méthode de reconstruction historique, c’est la solution historico-narrativiste,

d)   la thèse voulant que l'analyse soit une activité herméneutique, la solution herméneutique.

 

Je chercherai à démontrer en quel sens ces "solutions" sont insuffisantes. Je montrerai que la psychanalyse conserve néammoins une crédibilité dans la mesure où nous lui reconnaissons le pouvoir de “mordre” de quelque façon sur un réel. La psychanalyse de fait possède les traits des quatre “solutions” ci-dessus, mais sa spécificité éthique la distingue autant de la thérapie médicale sur base scientifique que de l’interprétation herméneutique: elle rend possible une histoire subjective en ouvrant le sujet à l’autre dans le réel.

 

Contact sans rasoir

 

     Dans un film de science-fiction de 1997, Contact de Robert Zemeckis, la protagoniste est une astronome (Jodie Foster), au visage sérieux et dur, qui ne croit qu'à ce qui est publiquement vérifiable à travers les protocoles scientifiques, et rejette le divin et les vérités intimes comme du radotage. Elle évoque souvent le rasoir d'Occam: entia non multiplicanda praeter necessitatem, "on ne doit pas multiplier les entités sans que ce ne soit nécessaire", c'est-à-dire, parmi les explications possibles d'un phénomène, il faut toujours préférer la plus économique, celle qui recquiert le moindre nombre d'hypothèses et de concepts. Un collègue de la belle athée sévère est au contraire croyant et lui rappelle son point faible: Jodie Foster aimait tendrement son père, disparu depuis longtemps. Il lui dit: "Tu dis que tu aimes ton père. Prouve-le publiquement!"

     Jodie Foster découvre dans l'espace la présence d'une forme intelligente, elle organise donc un voyage spatial – dont elle est l’unique passagère - afin d’aller vers ce mind. Mais le lancement, vu de l'extérieur, apparaît comme un échec complet: la fusée ne décolle même pas et Jodie s’évanouit lors de cette tentative de lancement. Mais ce point de vue extérieur ne correspond pas à ce que ressent l'héroïne, plongée dans un état mêlant la stupeur, le rêve et l'hallucination. Lors de cette transe, elle rencontre, sur une plage baignée par une lumière métaphysique, un étant tel que son père adoré: celui-ci lui dit que l'esprit "autre" a choisi de se rendre perceptible et tolérable à elle dans cette forme, pour l'instant. Il lui dit qu'il s'agit du premier contact avec des humains, et que d'autres contacts probablement suivront. Et il disparaît. La savante est convaincue qu'une véritable rencontre, et non pas un rêve, a eu lieu, mais elle ne dispose d'aucune preuve pour convaincre la communauté scientifique, qui reste incrédule. Le film se conclut en nous montrant que Jodie Foster dédira toute sa vie à chercher des preuves que sa rencontre avec l'Autre était bien réelle. En somme, elle n'accepte pas que le rasoir d'Occam lui coupe la gorge.

     Il est évident que le scénariste de ce film est au courant du débat où, depuis les années 50, la philosophie analytique anglo-américaine est engagée autour de ce qu'on a convenu d'appeler l'Argument du Langage Privé (ALP), à partir des Philosophische Untersuchungen de Wittgenstein: je peux exprimer (par des moyens linguistiques ou autres) mon monde intérieur mais je ne peux pas le connaître. Un énoncé comme "je ressens de l’amour pour mon père" semble avoir la même grammaire que l'énoncé "j'ai un bouton sur ma joue droite", mais Wittgenstein montre - par un tour de force logique (un sophisme génial, selon Kripke[1]) - qu'il s'agit d'une apparence trompeuse. L'expression "j'aime papa" semble être une description d'étants intérieures, mais après une analyse subtile elle se révèle être une façon d'exprimer cet amour. L'insight psychologique - qui nous fait saisir des aspects de l'âme d'autrui - n'a rien à voir avec une forme quelconque de déscription ou explication scientifiques. Il n'est en somme pas possible d’établir une psychologie scientifique du monde interne, mais uniquement du comportement entendu comme monde publique: toute science ne peut être que science d'objets suffisamment stables, que chacun de nous peut constater de visu[2]. Cette vision a renforcé le behaviorisme.

     L'analyste et ses analysants se trouvent dans une position tout à fait semblable à celle de Jodie Foster après son aventure - ils sont presque sûrs d’avoir, dans le cadre de leur relation, touché à quelque chose de vrai, voire même à un réel, mais ils ne savent pas comment le démontrer publiquement à ceux qui ne participent pas à cette relation de coeurs. Malgré tous les défis argumentés de Popper, Eysenck, Grünbaum et Bouveresse sur la validité scientifique de la psychanalyse, l'analyste se retranche souvent derrière l’ineffable de ce qu'il appelle "mon expérience clinique". Lorsque j'ai interviewé Castoriadis, parlant de Grünbaum, il me dit carrément: "contre lui j'invoque un argument d'authorité: j'ai une pratique et une expérience quotidiennes qu'il n'a pas"[3]. C'est l'"argument" fidéiste par excellence: tu ne peux accéder à mon savoir que si tu deviens comme moi. Comme lorsque Pascal disait à celui qui demandait des preuves pour croire: "viens à l'église et prie, et alors tu croiras!" Le rite fonde la foi, et non vice-versa[4]. Mais, Castoriadis à part, la pratique privée montre bien chaque jour à l'analyste quelque chose d'incontestable: que certaines interprétations ou constructions provoquent presque chez chacun un fort sentiment d'évidence. Ce sentiment se révèle habituellement par un éclat de rire ("mais oui, il s'agit exactement de cela!") ou par une certaine gêne, comme d'avoir été pris la main dans le sac. Tout le complexe et grandiose savoir psychanalytique se base en fait sur cet effet irrégulier d’affect de vérité: des reconstructions ou des interprétations en analyse possèdent une surprenante et foudroyante force de persuasion. Au contraire le lien entre ces affects de vérité et l'éventuelle rémission des symptômes (que Grünbaum invoque comme crucial) apparaît incertain,  pure conjecture: ce n'est qu’indirectement que l'on constate une concomitance entre cet affect de vérité et une amélioration clinique. L'évocation de cette force de persuasion des interprétations analytiques devient alors le fait central, plus que la guérison elle-même. D’ailleurs, dans Constructions en analyse Freud parle très peu des effets thérapeutiques de l’analyse, qu’il compare plutôt à une activité “inutile”, presque ludique, comme la reconstruction archéologique[5].

     A qui objecte qu'il pourrait s'agir de suggestion, l'analyste fait remarquer que cet effet/affect peut se produire avec n'importe qui, même avec une personne très sceptique vis-à-vis de l'analyse, et pas du tout disposée à complaire à l'analyste. Bien plus, souvent un transfert - et donc tous les usages et abus suggestifs possibles de celui-ci - s'établit justement grâce au fait qu'un analyste a réussi à produire chez le sujet des affects de vérité. Un sujet a la sensation que tout d'un coup un voile se déchire devant ses yeux - comme lorsque Jodie Foster rencontre son père-extraterrestre - et c’est au nom de cette évidence si forte qu’il est disposé à donner du crédit à l'analyste, même lorsque ses hypothèses sont des plus discutables. Certes l'analyste est un séducteur, mais il séduit en engendrant des sensations de vérité.

 

La solution carthésienne: le besoin de certitude

 

     Or, la sensation privée d’avoir touché une vérité (qui se présente de premier abord comme une vérité subjective, mais nous verrons que ce n’est pas toujours le cas) ne peut pas être acceptée d’acune façon par le discours scientifique comme une evidence au sens anglais (preuve): puisque s’appuyant sur des évidences privées, elles ne permettent pas d’établir des théories falsifiables. Certains (habituellement des lacaniens[6]) évoquent alors le cogito carthésien en tant que sujet de la certitude à qui le psychanalyste ferait appel. Descartes avait enfin trouvé le point irréfutable où pensée et être s’impliquent: n’importe laquelle de mes pensées peut n’avoir aucune référence réelle sauf lorsque je dis “je pense que je pense”, car alors je me reconnais avec certitude comme être pensant (les psychanalystes français assument une variante: je désire donc je suis - le fait même de désirer certifie que je suis un être désirant; même lorsque je désire ne pas désirer du tout, comme les stoïciens, je désire tout de même; l’être humain est une coïncidence d’être et désir). Mais sur la base de cette coïncidence entre pensée et être Descartes pensait construire, pièce par pièce, tout le bâtiment du savoir: l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme, la physique des tourbillons, etc. Tout idéaliste successif fait appel à Descartes: il est convaincu que la coïncidence inaugurale entre être et pensée dans le cogito autorise ensuite une reconstruction spéculative qui implique toujours cette coïncidence - l’histoire de nos pensées nous garantirait ipso facto que celles-ci déplient l’histoire évènementielle. Notre siècle y croit de moins en moins. Aujourd’hui, la science se bâtit en se passant tout à fait des présupposés cartésiens: elle ne part pas de ce qui est certain, mais plutôt des degrés de probabilité de quelque chose qui est publiquement constatable (le constat n’a rien à voir avec le certain: ce n’est qu’un jeu public, une sorte de kermesse). Les seules certitudes sont peut-être des certitudes mathématiques, mais elles ne disent que peu de chose du monde contingent dans lequel nous vivons. Et l’ALP est un argument éminemment anti-carthésien: la certitude qui nous vient de nos perceptions de nous-mêmes comme sujets pensants et/ou désirants ne fonde aucun savoir objectif, même pas sur les sujets susmentionnés.

     Pourtant les analystes qui font appel à Descartes connaissent les paranoïaques, des sujets absolument certains de leurs interprétations. Le paranoïaque est si convaincu que son persécuteur le diffame, par exemple, à travers la presse, qu’il s’étonne que nous ne percevions pas cette évidence (de là il suspecte qu’à notre tour nous sommes complices de son persécuteur). La certitude répand une odeur paranoïaque - seul le paranoïaque est certain, “les normaux” étant toujours incertains. Aussi, lorsque nous nous montrons trop certains de nos raisons (autrement dit: fanatiques, dogmatiques), la paranoïa ne semble jamais très loin de nous. Freud a souvent comparé la construction psychanalytique à une construction délirante – cette sensation découlait probablement de sa trop grande certitude en la psychanalyse

     Bien que je n’aie jamais été un croyant, j’ai connu et apprécié des croyants. Il arrive toujours un moment où ceux-ci me confient combien ils éprouvent de la commisération pour les non-croyants, parce qu’ils les voient malheureux et aussi absolument aveugles. “Comment est-il possible que vous ne perceviez pas le divin autour de vous et à l’intérieur de vous?” C’est tout juste s’ils ne me parlent pas de résistances au sens psychanalytique du terme pour expliquer l’étonnant aveuglement des athés éclairés. A mes amis mystiques je fais observer que les incroyants, de leur coté, nourrissent à leurs égard une suffisance tout à fait semblable: ils plaisantent entre eux des croyants qu’ils perçoivent presque comme des hallucinés. Ce sentiment de superiorité en miroir n’est pas sans nous rappeler les conflits ethniques: on est certain que le peuple inférieur est toujours l’autre. Le débat passionné entre pro-freudiens et anti-freudiens d’aujourd’hui rappelle un peu les conflits ethniques et religieux.

     Donc, le sentiment de certitude ne dissout absolument pas cette incommunicabilité: le fait que chacun fasse appel à son sentiment intérieur de certitude ne fonde aucun consensus. Donc, la certitude carthésienne est un savoir vide, de fait tautologique – “je pense, donc je suis pensant…”. Wittgenstein considérait que les certitudes sont toujours tautologiques – “a = a” est un fait certain – et par conséquent ne disent rien de l’être. Pourtant, la pratique et la théorie analytiques ne peuvent que faire appel au sentiment de certitude qu’on a touché à une vérité du coeur. Il ne s’agit pas alors de conclure “qui a la foi en Dieu ou dans les interprétations analytiques est victime d’une illusion”, mais plutôt de poser la question “comment celui qui a foi en Dieu ou dans les interprétations analytiques peut-il réussir à convaincre ceux qui n’y croient pas? Et suffit-il d’en témoigner?” La science crée un consensus tendentiellement universel justement parce qu’elle ne fait pas appel aux certitudes intérieures - et c’est pour cette raison que la science apparaît à beaucoup de personnes comnme superficielle et insignifiante. “Quelle importance peut-il y avoir le fait que la lumière soit composée d’ondes ou des photons, face à l’évidence de ma douleur ?” Même pour Wittgenstein, dans le Tractatus, le discours scientifique – pour lui le seul signifiant – était très peu significatif; ce qui comptait, c’était la différence entre le monde ressenti par l’heureux et celui ressenti par le malheureux[7].

      Plus qu’à la connaissance scientifique, l’analyse est comparable à une forme de connaissance intuitive, presque perceptive (ce qui explique le recours – qui apparaît aujourd’hui naif – de la part de Freud aux scènes, à des traumatismes visuels comme dans l’Urszene). Par exemple, lorsque nous nous percevons dans une photo ou dans un film, tout d’un coup “nous nous voyons” - car nos miroirs habituels (en paraphrasant Cioran) réfléchissent bien trop avant de nous réfléchir. Parfois nous nous voyons (avec horreur) comme des autres nous voient – et cette découverte là ne tient ni de la science ni de la paranoïa. D’autres fois nous “voyons” d’un coup un théorème mathématique ou une inférence logique très compliquée qui auparavant nous échappait: la captation intellectuelle (Begriff, saisissement) d’un concept ou d’une argumentation tient de l’évidence intérieure, non d’une simple dérivation automatique. Et à d’autres cette captation peut s’avérer inaccessible (combien de personnes arrivent à percevoir le théorème de Gödel?). Un autre exemple: nous sommes souvent convaincus d’avoir écrit une chose magnifique, mais la confrontation avec des lecteurs que nous estimons nous montre qu’ils ne partagent pas notre avis. Parfois il arrive que l’autre réussit à nous montrer - par la grâce de son argumentation – les déficiences de notre écriture (dans le contenu, dans la forme, ou dans les deux). Nous nous relisons et... nous voyons. Nous nous disons: “mais comment pouvais-je penser, jusqu’à naguère, avoir écrit une chose valable?”.

En somme, les moments de notre vie où nous avons l’impression qu’une cataracte intellectuelle cesse d’obstruer notre regard et qu’enfin nous voyons de la juste manière, sont cruciaux. Mais en quoi consiste-t-elle cette “juste manière”? Dans le fait que nous nous regardons non pas en tant qu’objet scientifique, mais comme étant autres que ce que nous pensions de nous-mêmes. Nous nous voyons comme un autre qui voit des choses de nous face auxquelles nous demeurons aveugles, car il se situe à la juste place. Je crois que la psychanalyse joue presque toute sa crédibilité sur cette expérience, qui ne tient pas du domaine de la certitude (parce qu’elle ne fonde rien) ni de la démonstration scientifique: une expérience que Wittgenstein appelerait voir avec perspicacité. La psychanalyse offre un point de vue plus heureux sur des choses que, préalablement, nous n’arrivions à percevoir que sous un angle malheureux. La force de la psychanalyse tient dans cette “représentation perspicace” (übersitliche Darstellung) difficile à définir.

 

La solution historiciste: indifférence pour l’évènement

 

     D’autres nient que la psychanalyse soit, au même titre que la physique, une science – elle ne viserait pas la construction de théories explicatives et de lois universelles – mais affirment que la psychanalyse est une science historique. La théorie explicative psychanalytique serait tout au plus une fiction pour ne pas se perdre dans la pratique. Ceux-ci placent en avant l’essai freudien Constructions en analyse, dans lequel l’analyse apparait clairement comme une reconstruction historique, semblable aux reconstructions archéologiques. En effet, nombres d’épisthémologues sont convaincus que deux savoirs objectifs distincts existent: d’un coté un savoir qui vise la formulation de lois naturelles, de l’autre celui qui vise à une narration véridique des évènements.

     Malheureusement l’analogie entre l’analyse et les sciences historiques est partielle, et source de malentendus. Qu’on prenne l’hypothèse historique de Freud voulant que la névrose de l’Homme aux Loups dériverait d’avoir assisté, enfant, à un coït des parents où la mère était prise par derrière - hypothèse à laquelle aujourd’hui même le freudien le plus pur et dur ne croit plus. Comment un véritable historien se comporterait face à une hypothèse de ce genre? Il rechercherait des documents qui puissent augmenter sa vraisemblance, ou qui pourraient la diminuer[8]: il interviewerait les survivants de cette époque, il étudierait la disposition de la maison pour voir si un “accident” de ce genre était concrètement possible, etc. La certitude intérieure de l’Homme aux Loups d’avoir assisté à cette scène de coït ne peut pas suffire au véritable historien. A l’encontre, pour l’analyste il n’est pas important que la scène se soit réellement passée, ou bien qu’elle n’ait été que fantasmée. Si par dessus le marché il fait recours à la thèse lacanienne de l’après coup, même le fait que ce fantasme soit vraiment fleuri dans son enfance ou bien projeté rétroactivement par l’adulte fantasmant perd toute importance. La théorie romantique de l’après coup offre alors à l’analyste une souveraine (et despotique?) liberté interprétative. Il n’y a pas de faits, il n’y a que mes interprétations.

     Cette indifférence olympienne des analystes à la vérité historique, entendue comme vérité de fait - qui choque tout véritable historien - est devenue évidente lors du débat qui a suivi le livre de Jeffrey Masson[9]. Les analystes ont réagi aux thèses de Masson en déployant une souveraine indifférence face à la vérité objective: “après tout, on s’en fiche qu’il s’agisse de séductions réelles ou bien imaginaires! Le problème soulevé par Masson pour nous est non pertinent.” Les analystes plus sophistiqués disent que l’analyse est une reconstruction non pas d’évènements réels mais bien plutôt d’interprétations subjectives - en somme, la psychanalyse tente une historiographie du sujet interprétant, elle n’écrit pas des biographies objectives. L’analyste serait en somme un historien tout à fait sui generis: il ne reconstruit pas les évènements dans le temps en les interprétant, il ne reconstruit que des interprétations subjectives à travers l’évocation d’évènements qu’il suppose imaginaires.

 

La solution objectiviste: l’illusion à l’envers

 

     Les réfutations objectivistes à la psychanalyse les plus connues sont celles avancées par Popper et Grünbaum. Pour le premier la psychanalyse n’est pas une science parce qu’elle n’est pas réfutable; pour le deuxième elle a la structure explicative d’une science, mais elle n’est prouvée en rien. Pour Popper la psychanalyse est une fausse science, pour Grünbaum est une science fausse. Des analystes ont accepté le défi de Grünbaum (non pas celui de Popper, car ils présupposent que sur ce point Grünbaum aurait réfuté Popper) et ils ont cherché ou cherchent à montrer que les théories psychanalytiques sont pour l’essentiel vérifiées. Etant donné que pour Grünbaum la seule possibilité de prouver la psychanalyse est son impact thérapeutique - les hypothèses freudiennes seraient prouvées si l’on parvenait à montrer qu’elles sont capables de soigner les symptômes névrotiques - ils cherchent à montrer que les retombées thérapeutiques de l’analyse ne sont pas une conséquence de la suggestion mais bien de la valeur de vérité des interprétations-explications analytiques. En d’autres termes, la psychanalyse serait une science objective comme les autres mais qui aurait cette très étrange particularité: pour elle, le fait en soi d’énoncer une vérité constituerait un acte efficace[10]. Elle serait la seule science au monde qui coïnciderait avec sa propre application technologique.

     Les tentatives de démontrer la vérité objective des hypothèses analytiques en accord avec les protocoles scientifiques standard se sont révélées peu persuasives, pour la simple raison qu’elles donnent comme établi que seules les explications freudiennes sont capables de provoquer des rémissions durables des symptômes - d’emblée, alors, les effets thérapeutiques provoqués par des psychothérapies fondées sur d’autres présupposés théoriques sont fourrés dans cette sorte de chaudron conceptuel qu’on appelle suggestion. Mais la consistance de ce fourre-tout reste toute à démontrer: un freudien devrait non seulement montrer que ses interprétations ont été l’agent de la cure, mais aussi et surtout que tous les effets thérapeutiques d’autres psychothérapies ne sont pas dus à des interprétations vraies mais résultent de suggestions. Si la psychanalyse suivait vraiment les méthodologies scientifiques, alors les freudiens devraient conduire des analyses junghiennes, les junghiens des thérapies systémico-relationnelles, les systémico-relationnels des analyses freudiennes, etc. D’habitude un freudien, car il ne nie pas que des patients soignés par des systèmes différents s’améliorent, dit : “certes, lorsque deux personnes se rencontrent pendant des mois et des années, quelque chose se passe”. Mais c’est trop peu. On doit encore montrer que ce “quelque chose qui se passe” est d’un ordre tout à fait différent de ce qui se passe dans une analyse freudienne authentique. Ce qui est très difficile à faire: tout analyste peut rendre compte de sa propre pratique, il ne peut pas dire grande-chose sur celle des autres. Quant aux articles ou livres publiés relatant (pour la plupart de façon incomplète) des analyses effectives, sur eux plane toujours le soupçon que l’auteur les ait modeleées. Donc, je ne crois pas que jusqu’à maintenant aucun fan de la psychanalyse, après avoir accepté de se confronter à Grünbaum sur son propre terrain, lui ait répondu de façon convancante.

     Il existe tout de même une option objectiviste répandue parmi les analystes qui s’avère plus subtile et qui ne se confronte pas à l’épistémologie rationaliste et positiviste. Cette approche vise plutôt à se démarquer de toute réinterprétation herméneutique de l’analyse. Elle ne vise donc pas à démontrer directement la vérité objective des théories analytiques, elle la suppose en s’opposant à l’interprétation herméneutique des interprétations analytiques.

     La pensée post-heideggerienne fait remarquer que, quittes à faire recours à la force brute ou à l’hypnose, tout acte humain (y compris l’acte analytique) ne peut être efficace qu’en s’inscrivant dans un ensemble de croyances, institutions, lois, coutumes - en somme, qu’à travers un tissage d’interprétations. Il est impossible de ne pas interpréter, l’homme est un animal interprétant. Même si l’analyste n’interprétait jamais de façon explicite, le patient interpréterait - on sait que les analysants lisent dans la tête de l’analyste et se comportent en conséquence. En analyse il n’y a rien d’objectif[11]. En effet, un analyste pour la seule raison qu’il est là, vivant et (parfois) attentif, interprète mais est aussi interprété. En somme, il est impossible de sortir du cercle herméneutique.

      Or, Jacques-Alain Miller écrit: “l’ère de l’interprétation est derrière nous”[12], c’est-à-dire, “l’interprétation se sera plus jamais ce qu’elle a été. L’ère de l’interprétation, celle où Freud bouleversait le discours universel à travers l’interprétation, est close”[13]. Qu’est-ce qu’il faut faire alors? Naturellement Miller propose l’analyse lacanienne. Parce que Miller interprète l’interprétation selon Lacan au sens que “l’interprétation n’est autre que l’inconscient même”: le paradoxe lacanien serait que “le désir inconscient est son interprétation”; “l’interprétation est d’abord celle de l’inconscient au sens du génitif subjectif: c’est l’inconscient qui interprète”[14]. Mais ces idées ne sont pas propres à Miller: cesser d’interpréter est quelque chose qui aujourd’hui tente beaucoup d’analystes, et non pas uniquement des lacaniens[15].

     Même si Miller s’y refuserait, cette conclusion s’accorde pourtant bien à une approche herméneutique de l’interprétation analytique. Si nous assimilons l’inconscient à une trame textuelle (comme Lacan le fait au fond lorsqu’il dit que l’inconscient est strcturé comme un langage), l’un des fondements de l’approche herméneutique est d’interpréter toute trame textelle comme étant elle-même une activité interprétante. Si l’on n’interprétait pas, on retomberait dans l’objectivisme, pour lequel le texte est un langage-objet qui demande qu’un métalangage l’interprète de façon adéquate.

     En effet, comme le remarque Miller dans le plus pur style herméneutique, si interpréter est déchiffrer, il est aussi vrai que “déchiffrer est chiffrer une autre fois”. L’analyste vieux jeu, qui dit au patient qui a oublié son parapluie, “vous vouliez me laisser votre pénis”, croit qu’il déchiffre, mais plutôt il chiffre comme l’inconscient, lui aussi crée un mythe herméneutique. Miller paraît partager l’opinion des gens de bon sens lorsqu’ils disent “les psychanalystes délirent” : “c’est la voie de toute interprétation: l’interprétation avec une structure de délire”[16]. Miller semble ici accueillir l’objection classique des philosophes à la psychanalyse: “Freud prétend donner l’interprétation vraie des mythes et des rêves, mais en fait il a créé de nouveaux mythes et de nouveaux rêves.” Mais alors, si l’analyste ne peut plus interpréter à la manière classique, que doit-il faire de ces interprétations inconscientes du patient? Se taire? Mais ce silence excessif dit qu’il n’a plus rien à dire aux sujets, et en général à sa propre époque. Comment sortir alors de cet étau - ou cercle herméneutique - par quoi l’analyste en déchiffrant l’inconscient le rechiffre, crée donc d’autres fantasmes et d’autres symptômes, dans une relance interminable?

     A ce point-là, Miller entrevoit la possibilité d’une “interprétation” qui ne soit pas délirante, qui ne nourrisse pas le mythe en l’interprétant: il s’agirait d’un envers de l’interprétation. “Il s’agit bien de déchiffrement, mais c’est un déchiffrement qui ne donne pas de sens”. Etrange mutant, conservant encore des traces de la vieille interprétation à laquelle croient les analystes non dégourdis, mais qui par d’autres côtés en est l’envers même. Cet envers-interprétation consisterait en ce que l’analyste ne doive pas déchiffrer-chiffrer des significations, mais ramener le sujet à un “chiffre” originaire, tout à fait insensé, non “mythisable”. Et en effet “l’envers de l’interprétation consiste dans le fait d’isoler le signifiant en tant que phénomène élémentaire du sujet, pas encore articulé dans la formation de l’inconscient, qui lui donne ce sens de délire”.

 

 

 

La solution objectiviste: l’illusion déconstructive

 

     Un autre analyste francais de tendance orthodoxe, Jean Laplanche, finit par dire des choses assez semblables à Miller. Certes le vocabulaire de Laplanche est différent, mais le fond est le même. Pour Laplanche aussi l’herméneute n’est pas l’analyste, mais bien le moi de l’être humain: celui-ci, dans son enfance, se trouve confronté aux messages énigmatiques des adultes[17]. Ces messages des adultes sont des traumatismes pour l’enfant, qui pour les maîtriser est bien forcé de les interpréter, c’est-à-dire de les “traduire”. L’être humain en somme est agité par une “pulsion à traduire”, le Trieb zur Übersetzung des romantiques - ce qui est l’équivalent de l’affirmation lacanisante “le désir est interprétation”. Mais toute traduction reste toujours inadéquate, incomplète, c’est ainsi qu’elle en vient à constituer un ça (Es), c’est-à-dire un amas de l’insensé, de ce qui est resté rebelle à la traduction et qui menace le lien cohésif du moi.

     On pourrait alors s’attendre à ce que l’analyse vise à traduire le non-traduit, le délié qui constitue le ça – or elle s’oriente dans une direction toute autre. Laplanche affirme ainsi que la psychanalyse est anti-herméneutique - celui qui donne du sens (bien qu’un sens toujours inadéquat), l’herméneute, est plutôt l’individu.   L’analyste, lui, ne traduit pas mais bien au contraire dé-traduit (il ne construit pas du sens, il le déconstruit). Ici l’influence du derridisme est évidente. Mais qu’advient-il du processus thérapeutique? Laplanche est forcé d’admettre que, dans l’analyse, les processus sont doubles: nous avons d’une part la fonction détraduisante et donc “déliante” de l’analyste, à travers la technique qu’il appelle de “libre disassociation”, de d’autre part le processus retraduisant et “liant” du moi.

     Ce travail de détraduction progressive, ou par couches successives, s’accompagne constamment du mouvement inverse. Car le moi lui-même, comme l’a dit Freud, est mû par une pulsion de synthèse, justement en raison de ce danger de déliaison ici réactualisé par l’analyse. La force de synthèse constitue la tendance réparatrice propre au mouvement spécifiquement thérapeutique.

     Donc, tant pour Miller que pour Laplanche, il est essentiel de rejeter l’idée que l’analyse puisse être un processus herméneutique en ce qu’elle donnerait ou trouverait un sens à l’insensé. Au cours de différents débats publiques, lorsque je demande à des analystes en quoi consiste la force mutative de l’analyse, ils me répondent très souvent: “par l’analyse un sujet peut trouver un sens à sa souffrance”. Mais cela n’est-ce pas, et ce depuis tout temps, la tâche même des religions, des idéologies politiques et philosophiques? Est-il possible que l’analyse ne soit que l’héritière moderniste de cette fonction consolatoire classique? A l’encontre de cette tâche consolatoire, Laplanche et Miller – et en général les analystes français – nient que la psychanalyse soit un moyen de donner un sens à la douleur, ou de donner un sens à quoi que ce soit. La psychanalyse serait plutôt du côté de la science, qui n’a pas pour but de donner un sens au monde. Pour ces analystes, le faire sens ou le traduire sont plutôt à la source du symptôme et de la névrose, le prix à payer pour “faire sens” ou “traduire”. L’analyste opérerait dans le sens (sic!) contraire – Miller parle d’”envers de l’interprétation”, Laplanche d’”anti-herméneutique”. Il soutire du sens, bien que par d’autres côtés l’être humain, assoiffé de sens, finisse toujours par reconstituer de façon spontanée de nouveaux équilibres, à savoir de nouveaux systèmes de sens - et ainsi de nouvelles névroses.

      Mais comment interpréter l’appel millérien à l’envers de l’interprétation et l’appel laplanchien à la détraduction? Chez ces deux analystes on retrouve la prétention rationaliste classique: rejeter comme mythe ou délire toute auto-interprétation de la part de la vie humaine, et viser l’objectivité de quelque chose d’élémentaire, une cause première qui, étant une cause, n’a pas de sens, qui doit être repérée au-delà de tous nos mythes interprétatifs et superstitieux. Certes, ni Laplanche ni Miller ne prennent la psychanalyse pour une science appliquée, mais ils restent fidèles à un idéal scientiste et objectiviste. Ce n’est pas un hasard si tous deux viennent du structuralisme, qui s’était engagé dans une reconstruction objective des sujets non pas comme choses (suivant l’idée positiviste) mais comme des systèmes de signes (ou de signifiants). Le structuralisme rêvait ainsi une sortie définitive et à bon marché saussurien du cercle herméneutique.

     C’est comme si Miller disait: “les autres analystes sont pétris de superstition, ils délirent autant que l’inconscient lui-même, seuls ceux qui me suivront seront capables d’accomplir de véritables interprétations, qui par ailleurs ne sont plus vraiment telles, parce qu’elles reconstruisent l’élémentaire vraiment actif chez le sujet.” Mais de cette façon, en croyant s’être libéré de la tentation herméneutique (qu’il réduit à déchiffrement de significations), Miller tombe sous les coups de la critique herméneutique – et du ALP – vis-à-vis de toute prétension à une science objective des sujets: l’illusion qu’enfin nous pouvons nous libérer de la pulsion interprétante, que nous pouvons nous émanciper de l’interprétation; éventuellement en entrant, comme Alice, dans le monde du miroir, de l’”envers”.

     Sur la même ligne, Laplanche parle de détraduction, mais toute détraduction est aussi une traduction. Ce n’est pas un hasard si son texte oscille de façon symptômatique, employant tantôt le terme de détraduction, tantôt celui de “traduction de traduction”, ce qui paraît être une super-traduction plutôt qu’une dé-traduction – quoiqu’il en soit, il s’agit toujours de traduction. Pour démythifier les interprétations je dois à mon tour interpréter, risquer donc la mystification. C’est cela l’équivoque du derridisme: sa déconstruction des textes est une façon de les reconstruire, c’est-à-dire, dans le fond, de les réinterpréter. Ce n’est pas un hasard si d’habitude les déconstructionnistes sont accusés de sur-interpréter les textes, de ne pas respecter du tout leur littéralité. En fait le derridisme, même psychanalytique, procède d’une sur-construction plutôt que d’une déconstruction véritable.

     Ni Miller ni Laplanche n’ont le courage de sauter le fossé vers le nihilisme herméneutique – vers l’idée que toute interprétation interprète toujours une autre interprétation et qu’il est par conséquent impossible d’atteindre une donnée originaire et élémentaire. Ils nous avertissent que, si c’est l’inconscient qui interprète, alors l’analyste ne doit pas l’imiter. Miller et Laplanche croient donc qu’il puisse y avoir une activité humaine qui ne soit ni interprétante ni traduisante, mais qui serait bien au contraire l’envers de l’une ou de l’autre: il s’agit de l’activité de l’analyste. Ainsi Miller fait recours à l’illusion métalinguistique structuraliste: il faut isoler “objectivement” des signifiants. Tandis que Laplanche repropose l’utopie traditionnelle de l’analyste neutral et indifférent, celle d’une pure écoute dépassionnée et déliante. Mais le fait d’isoler des signifiants insensés est encore un acte interprétatif. La preuve en est que beaucoup ne sont pas d’accord sur cet acte – et la possibilité de dissension marque l’interprétation par rapport à tout ce qui est de l’ordre de la perception de la donnée ou de la compréhension d’une démonstration logique.

     Mais le fait d’admettre que nous ne sortons jamais du cercle herméneutique n’implique-t-il pas la conclusion sceptique selon laquelle toutes les interprétations seraient arbitraires? C’est justement contre cette conclusion que s’élèvent les anti-herméneutes: “une interprétation en vaut une autre – mais moi je vous dis comment sortir vraiment de l’interprétation, c’est-à-dire de l’inconscient.” D’où l’insistence sur les signifiants élémentaires. L’amour pour le terme “élémentaire” est toujours l’indice d’une attitude réductionniste, qui fuit le complexe (l’olon). Le nihilisme herméneutique affirme au contraire que notre discours n’arrive jamais à dire quelque chose d’originaire; on ne peut pas articuler des propositions ou des signifiants (ou des fantasmes, ou des pulsions, ou des relations) élémentaires. Le rêve atomiste de la psychanalyse révèlerait son bovarysme scientiste (ce que Habermas[18] a appelé l’auto-méprise scientiste de la part de Freud)[19].

 

La solution herméneutique: la grâce contre la méthode

 

     Mais alors, si la psychanalyse est en fait une activité herméneutique – interprétation d’interprétation et non pas explication causale - l’analyste ne se doit-il pas de l’affirmer avec fierté et de re-décrire ses opérations comme une pratique herméneutique? L’herméneutique certes vise à être persuasive, mais non pas sur la base des critères de l’objectivité, à savoir, sur la base d’un constat publique de données de fait. Pour l’herméneutique, les propositions psychanalytiques ne sont pas une Bild (image) de choses psychiques, d’objets internes, mais elles participent d’une Bildung (formation) subjective. L’analyste ne suit pas du tout les méthodologies spécifiques de la vraisemblance scientifique (il abandonne l’idée de la vérité comme adaequatio rei et intellectus) mais il se confie à ce que j’appellerais la grâce: la capacité – décrite comme savoir être là au bon moment – d’énoncer une vérité d’ordre historique et temporel (en psychanalyse, une vérité de l’histoire subjective) . Cette grâce n’est pas à confondre avec le talent – il faut du talent pour n’importe quelle activité, même pour faire de la chimie ou des mathématiques – mais c’est plutôt un don qui se mérite à travers une juste formation. Cette formation (Bildung) des analystes et des analysants devient donc essentielle: elle ne doit pas les initier à une méthode (pour produire les Bilder adéquates d’un sujet) mais les rendre réceptifs à cette grâce.

     Le prix à payer pour jouir de cette grâce est l’incommunicabilité entre analystes: chaque école analytique est convaincue de sa propre grâce, donc chacune fonde une tradition toujours plus différente des autres. Tandis que les périodiques scientifiques prestigieux sont ouveres à des contributions de n’importe quelle tendance (il suffit qu’elles soient en accord avec certains standards méthodologiques acceptés), les périodiques psychanalytiques sont rigoureusement séparés en écoles, chacune avec sa propre Bildung. La dissension perpétuelle, le manque chronique d’un consensus, consitue à la fois la vitalité et la limite de la psychanalyse. Les analystes, à la différence des savants d’une discipline donnée, ne constituent pas une communauté (les écoles sont la négation de la communauté).

     Ainsi, des analystes ne se trouvent à leur aise que sous la bannière de certaines philosophies post-heideggeriennes et herméneutiques pour qui, en s’inspirant de Nietzsche, “il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations”. Tout est histoire subjective donc rien n’est vérifiable, la grâce constructive de l’analyste ne peut pas alors être entravée par la référence à un quelconque réel. Comme Lacan l’a dit une fois, la psychanalyse est un savoir inventé. Donc la psychanalyse a très peu à voir avec le travail de 99% des historiens, qui au contraire doivent exhumer des documents qui puissent corroborer (rendre plus vraisemblables) leurs reconstructions.

     Mais le fait que l’analyse se résigne à n’être qu’un jeu herméneutique – à élaborer des interprétations que l’Histoire seule pourra critiquer – est le signe de sa crise. Si l’analyse est le fruit d’une grâce herméneutique, en quoi donc se distingue-t-elle de toute forme d’interprétation idéologique, philosophique, religieuse, artistique ou morale? Non que ces interprétations soient méprisables, mais il y avait qui espérait que l’analyse puisse saisir un réel autre que le réel approché par l’art, les idéologies ou même éventuellement la religion. Si l’analyste se reconnaît simplement comme herméneute, il ne devient pas pour autant un charlatan mais en revanche il perd cette neutralité qui constituait l’attraction éthique du jeu freudien; l’analyste se réduit alors à une sorte de leader charismatique qui finit par convertir l’analysant à sa (de l’analyste) reconstruction. Celui qui discrédite la psychanalyse pense justement qu’elle ne travaille que sur des interprétations, jamais sur le réel, et que l’analyste n’est pas le témoin de quelque chose (das Ding) que le sujet découvre, mais un manipulateur des croyances de ce même sujet. Une psychanalyse uniquement herméneutique reconce à se confronter au réel.

     On ne serait pas là à parler de psychanalyse, même entre philosophes, si Freud n’avait su convaincre une bonne part des gens du XX siècle que la pratique analytique, certes à travers des interprétations, nous mettait en contact avec un réel – ou plus précisément avec des événements mentaux ou réels qui ont une force causale. L’interprétation analytique n’est donc pas du même type que l’interprétation qu’Heidegger a pu donner des textes d’Aristote ou de Duns Scote, ou encore de l’interprétation (qui a exercé une influence sur le théâtre britannique) que Jan Kott a donné de Shakespeare comme étant “notre contemporain”. Même si nous sommes convaincus que les interprétations d’Heidegger ou de Kott sont géniales, ce n’est pas pour autant que nous croyons qu’elles mettent en évidence un pouvoir causal. Le fait de réduire la reconstruction qu’un analyste fait d’un symptôme, par exemple, à l’interprétation convaincante qu’un philosophe ou un critique littéraire fait dun texte, ignore l’élément le plus impressionnant (et le plus controversé) de l’analyse: son réalisme causal. Une hystérique arrive chez nous en boitant, et après un peu de conversations nous lui disons (ou peut-être elle-même, amenée doucement à cette conclusion, le dit) “vous êtes convaincue d’avoir commis un faux pas”. Laissons de côté le fait si, par cette “révélation” ou reconnaissance, l’hystérique cesse de boiter, et posons-nous la question de savoir si ce “faux pas” est une simple interprétation herméneutique du symptôme comme métaphore. Seulement jusqu’à un certain point. L’as dans la manche de l’interprétation consiste en ce que le sujet voit avec perspicuité (Übersitlichkeit) la force causale d’une convinction de ce genre. Les métaphores (inconscientes pour Freud) exercent une force réelle, ou elles sont les traces de forces réelles – ce que l’herméneutique proprement dite laisse tout à fait de côté. En fait, dans leurs discours informels, les analysants parlent entre eux un langage bien peu herméneutique! Par exemple, la femme d’un homme en analyse me dit “il y a un mois l’analyste de mon mari lui a finalement administré une râclée sur les dents… il ne s’en est pas encore remis”. Elle se référait à des interprétations qui l’avaient bouleversé. La métaphore hybrique (de hybris) de la violence est plus adéquate pour décrire l’analyse des métaphores académiques respectables d’herméneutes comme  Gadamer ou Ricoeur.

     Reste que les analystes, après un siècle, convainquent de moins en moins ceux qui ne sont pas passés par l’analyse (et non plus ceux qui, bien qu’y étant passés, n’en ont pas tiré grande-chose) que cet acte de force que constitue l’analyse elle-même – ce pari que certaines interprétations et pensées aient un pouvoir causal sur la vie concrète – se base sur des vérités au sens réaliste, et ne se réduit pas à une manoeuvre socio-existentielle, à une persuasion pédagogique ou à une Bildung spirituelle. La crise de la psychanalyse se situe précisément ici: elle réussit de moins en moins à persuader les élites cultivées d’avoir touché à un réel, tout comme Jodi Foster ne réussit pas à persuader ses collègues d’avoir eu une expérience de vérité et non pas d’illusion.

     Mais même si la force de persuasion des interprétations ou reconstructions analytiques a fléchi, elle n’a pas pour autant disparu. Les différences individuelles en oeuvre entre gens cultivés et rationnels quant aux standards de persuasivité sont à prendre en compte. Les témoignages portés jusqu’à maintenant par les analystes – sur l’impact des “affects de vérité”, la vraisemblance des reconstructions évoquées – suffisent pour convaincre certains personnes rationnels, mais ils sont insuffisants pour convaincre d’autres personnes dont la conception du rationnel est plus exigeante. Les analystes devraient aujourd’hui avoir l’humilité et l’ambition de ne pas parler ou écrire pour les seuls croyants et complices, mais de chercher à augmenter la vraisemblance de ce qu’ils élaborent dans leur ministerium, à être en somme plus convaincants.

 

La conversion analytique

 

     Mais alors, si les quatre solutions proposées – l’objectiviste, l’historiciste, la cartésienne et l’herméneutique – sont toutes insuffisantes, qu’est-ce que la psychanalyse accomplit réellement? Et surtout, a-t-elle encore une persuasivité? Je crois que oui, à condition qu’elle se décide à revendiquer son tropisme vers le réel.

     La question cruciale est la suivante: existe-t-il une possibilité de contact avec le réel qui n’exclue pas a priori la démonstration scientifique, mais qui s’affirme indépendamment d’elle? Il ne s’agit pas de dire, sur un mode dogmatique, “la psychanalyse ne sera jamais l’objet d’une vérification scientifique” – aujourd’hui la science investit n’importe quoi, même nos états de conscience, aussi pourquoi ne devrait-elle pas chercher à faire objet de science même la psychanalyse? La question est plutôt de savoir en quel sens la psychanalyse, indépendamment des protocoles scientifiques, peut convaincre (les analystes d’abord) qu’elle nous fait toucher au réel.

     Une fois que nous ayons abandonné une conception herméneutique de la Vérité, la question ci-dessus devient fondamentale. Une approche herméneutique débouche en fait sur un nihilisme historiciste: toute conception qui s’affirme historiquement est vraie. Alors la psychanalyse serait valide dans la mesure où elle a un succès historique, un point c’est tout. Une fois qu’elle cesse de convaincre les gens d’une époque, elle cesse d’être vraie. La vérité herméneutique se résout dans un conformisme historiciste hegelien. Personnellement je cherche à dépasser le relativisme herméneutique non pas en revenant à l’objectivisme des méthodologies scientifiques, mais en cherchant un réalisme au-delà de l’objectivisme. Est-il possible avoir contact avec un réel sur lequel la science (pour l’instant) n’ait pas de prise? A cette question me semble être suspendu le destin de la psychanalyse.

 

     Prenons le livre du philologue Sebastiano Timpanaro qui vise à démonter la théorie freudienne des lapsus[20]: lorsque Freud tombe sur le jeune juif qui oublie le terme aliquis dans sa citation de Virgile[21], son interprétation de cette amnésie n’explique pas la cause du lapsus pour autant. En d’autres termes, Freud accomplit une pure performance herméneutique: il donne sens (ou des signifiants, si l’on préfère) à l’oubli – en le connectant aux soucis actuels du sujet – mais il ne démontre pas du tout que ce sens est aussi la cause de l’oubli. Comme Wittgenstein avant lui[22], Timpanaro montre que le fait d’associer des sens (ou des signifiants) à un lapsus n’équivaut pas ipso facto à l’avoir expliqué causalement. Ce qui est en cause est ce qu’on pourrait appeler “la preuve ontologique” de l’existence de l’inconscient donnée par Freud. Chez Freud il ne s’agit pas, comme chez Anselme de Canterbury, de démontrer l'existence de Dieu à partir d'une pensée de perfection, mais de démontrer que le sens d'un texte coïncide avec la cause de ce texte. Mais, comme Anselme, Freud tombe sous une critique de style kantien.

     En effet, nous ne sommes pas du tout certains que déployer de manière convaincante un sens (la cohérence de la construction) en saisisse la cause véritable. Mais la construction freudienne garde tout de même de la vraisemblance - l’incertitude de n’importe quelle reconstruction historique, toujours provisoire et contestable, est ineffaçable. Entre le 0 de l’impossible et le 1 de la certitude, les constructions analytiques ont une vraisemblance relative et fractionnelle, dont le degré varie selon les niveaux de tolérance de l’incertitude de la part de chacun. L’analyste est d’abord un téméraire (il ne peut pas être un timide!): il se force à considérer vraies ses constructions parce qu’il se rend compte que cela est le seul moyen de forcer l’inertie des constructions névrotiques de son analysant.

Mais réfléchissons sur un autre point. Freud réussit tout de même à se faire révéler par son jeune interlocuteur quelque chose: celui-ci craint que son amie italienne soit enceinte de lui. Or, même si nous ne sommes pas tout à fait sûrs que cette pensée soit la cause de l’amnésie, en tout cas Freud, à travers les “libres dissociations” du sujet, nous montre quelque chose de vrai: à savoir, que le sujet est tracassé par une discordance. D’une part sa face publique et politiquement correcte, en invoquant comme Didon des descendants qui le vengeraient – de l’autre il admet qu’il craint d’avoir des descendants. Ici réapparaît le point crucial de la théorie freudienne: que toute névrose (autant que tout rêve et tout acte manqué) est connectée – bien que nous ne pouvons plus dire avec assurance: c’est son étiologie – à une discordance subjective, à quelque chose d’egodystonique comme Freud l’appelait. Ce déphasage conflictuel a été toujours interprété, par la tradition psychanalytique, en termes de plus en plus subjectivistes: il s’agit essentiellement d’un conflit intra-psychique, il s’agirait uniquement de voir comment le sujet est conditionné, dominé, par de vieilles interprétations infantiles que l’analyse est censé démonter (c’est ce que disent Miller et Laplanche, comme le dit tout analyste). Le jeune juif commettrait ce lapsus parce qu’il serait le théâtre d’un conflit éminemment subjectif entre désirs contradictoires. Mais cette manière classique de voir les choses refoule un fait qui se situe dans le réel du sujet, et c’est pourquoi il se révèle être si important pour lui: la maîtresse du jeune homme est peut-être réellement enceinte. Après tout, c’est avec cette irruption du réel possible – en tant qu’imprévu – que le sujet doit faire ses comptes, en l’interprétant. Au même titre que lors du sommeil, le désir de dormir doit faire ses comptes avec diverses pulsions – de là le compromis du rêve.

     En effet Freud parlait très justement lorsqu’il disait que le moi a à faire avec deux instances “autres”, pas du tout psychologiques: les pressions du monde extérieur et celles des pulsions qui viennent du corps, le ça. Freud oscille souvent lorsqu’il emploie le terme Ich: il arrive alors que l’on ne sache pas s’il est en train de parler du das Ich de la deuxième topique, ou du Ich que les analystes anglophones appelleront Self, c’est-à-dire la sujectivité. Freud oscille parce que, non pas seulement pour la psychanalyse, mais pour tout être humain, distinguer ce qui est partie authentique de lui-même et ce qui ne l’est pas, ce qui est “vraiment moi-même” et ce qui est “autre que moi”, demeure problématique. La théorie analytique, comme chacun d’entre nous, reformule, sans la résoudre, la perplexité de toute subjectivité. Pourtant, au fond, la névrose montre justement l’efficience d’une instance autre, de quelque chose qui vient ou bien de la source biologique de nos désirs ou bien du monde des choses qui nous entourent et qui nous tracassent[23]. Mais la théorie analytique depuis longtemps a pris une direction intimiste et anti-biologique: elle sous-évalue toujours davantage la dimension traumatique pour se concentrer sur une pure description de processus subjectifs. Les conflits et la discordance dans le sujet ne sont perçus que comme l’oeuvre du sujet: s’accomplit alors une recherche de plus en plus longue et narcissique de ses vérités du coeur, mais non pas de l’impact de l’autre sur lui.

     Dans le film Contact, un esprit radicalement autre et très lointain dans l’espace prend la forme de ce qui pour l’astronaute est le plus proche et le plus intime: son père aimé. Mais il faut comprendre que l’intimité infantile du fantasme est un masque d’une alterité inimaginable. Au contraire, la psychanalyse, dans la pratique et en théorie, a fini par prendre au pied de la lettre ce masque intimiste et subjectif; elle manque l’altérité terrible, étrangère, qui se niche dans les formes mielleuses des souvenirs du foyer.

     Il est vrai que toute névrose renvoie à un système interprétatif – qu’on peut faire remonter à l’enfance – qu’il faut déconstruire en le reconstruisant ou dés-interpréter en l’interprétant. Mais il faut se demander: pourquoi ce système interprétatif auquel le sujet en peine est fixé ne fonctionne plus? Il y a des infantilismes qui ne conduisent pas à une véritable névrose car le sujet trouve du confort dans ces infantilismes.  On parle aussi de “mécanismes de défense”, l’équivalent psychologique du système immunitaire. Ici émerge une différence cruciale entre une thérapie médicale classique et une cure analytique. La médecine soigne une maladie en visant la restitutio ad integrum, c’est-à-dire en renforçant directement ou indirectement le système immunitaire et les défenses – il faut que le virus ou la lésion produite de l’extérieur soient suffoqués. Freud au contraire a opté pour une éthique différente: il ne s’agit pas de renforcer le moi – c’est-à-dire ses défenses, ses refoulements – mais au contraire d’ouvrir le moi à l’autre, d’essayer d’intégrer l’autre à soi, d’aider le moi à se dés-intégrer de ce qu’il était. L’analyste pousse le moi à accueillir l’autre (pulsion biologique, traumatisme, demandes et interprétations envahissantes de l’extérieur) – ce qui n’est possible que par la grâce d’une reconversion subjective, d’une restructuration de son propre système interprétatif. Grâce à cet accueil de ce que pour le moi est réel, le sujet peut enfin entrer dans une histoire. L’analyste d’habitude ne suggère pas directement cette réconversion, mais il la rend possible en montrant au sujet son “inévitabilité”.

Comment la montre-t-il? Prenons le cas de Dora. En quoi consiste le malaise de Dora? Non pas tellement dans ses symptômes de “petite hystérie”, qui n’auraient pas suffi à bouleverser les siens. Le véritable symptôme de Dora consiste surtout en ce qu’elle fait échouer la stratégie érotico-familiale de son père – elle est davantage symptôme de son père que porteuse de ses propres symptômes. Mais, en fonctionnant comme le symptôme du père, elle reste liée, passionnée à une ronde familiale qui inclue les K., et ensuite Freud aussi en douce. Dans sa fièvre déconstructive elle ne se dégage jamais du jeu d’échanges familiaux. Freud est convaincu que Dora aime sensuellement tous les autres protagonistes de la ronde (Freud inclus) – mais surtout Dora aime cette économie érotico-domestique. Freud, en entrant dans la ronde, n’arrive pas à tirer Dora hors de son oikos, il ne réussit pas à la faire devenir une femme. Pourtant c’est un thème récurrent dans ses rêves: Dora s’échappe de chez elle… et même de chez Freud. Aujourd’hui encore, au fond, elle nous échappe. L’hystérie est le fait que la femelle reste fille (au double sens du mot), c’est s’attarder chez les siens en gesticulant d’innombrables fugues. Elle ne se montre pas capable de recentrer sa propre vie, seule ou avec un homme, par des modules autres que les jeux incestueux familiaux. De cette manière, la discordance ou conflit subjectifs de Dora trouve sa clef en quelque chose qui transcende la pure subjectivité, dans un conflit éthique au sens large: d’un côté la nécessité à la fois éthique et biologique d’accéder à une féminité pour elle-même acceptable (en se donnant à un autre vraiment étranger au foyer), de l’autre sa complaisance à rester attardée dans une économie domestique d’échanges et complicités avec le même.

     Que l’on reprenne l’exemple de l’hystérique qui boite, comme Elizabeth von R. Une grande partie de la théorie analytique est restée hypnotisée par le caractère métaphorique du symptôme – de là l’avalanche d’interprétations linguistiques, symbolistes, herméneutiques, etc., de la théorie standard. Mais on perd ainsi le pivot du drame qui s’exprime dans la métaphore symtomatique: ce boitement signale la difficulté du sujet à marcher dans le monde des lois, celles qui interdisent l’inceste et qui prescrivent aux enfants “tu quitteras ton père et ta mère!” L’interprétation des métaphores – le côté linguistique – est seulement une partie, peut-être même pas essentielle, de ce que l’analyste éthiquement fait: dans le cas spécifique des hystériques, il permet au sujet, même en boîtant, de se jeter dans le réel. Toute analyse réussit lorsqu’elle réussit cette Geworfenheit.  

A l’encontre du médecin qui renforce l’organisme dans ses défenses efficientes – le ramène donc à un équilibre passé -, l’analyste promeut un déséquilibre et une reconversion vers le futur (au sens où l’on dit qu’une ville rurale, par exemple, se reconvertit à un mode de vie industriel): “tu ne dois pas résister au réel, mais plutôt, l’accepter et le faire tien”. Donc le véritable précepte de tout analyste est celui que Kafka avait donné à soi-même: “Dans le conflit implacable entre toi et le monde, prend les côtés du monde”.

     Nous comprenons alors le fond persuasif, malgré toutes les incertitudes, de cet affect de vérité sur quoi la psychanalyse tire, en dernière instance, toute sa crédibilité. Cet affect est certes le résultat des reconstructions historico-herméneutiques de l’analyste qui mettent à nu la défense interprétative du sujet: mais il indique à l’horizon au sujet, qui se perçoit enfin comme autre de ce qu’il croit être, la possibilité de s’interpréter autrement en s’ouvrant à l’altérité qui le déniche. Au lieu de la disgrâce d’un conflit irrésolvable avec le monde, le sujet peut se mériter la grâce de travailler avec les autres.



[1] Cf. S. A. Kripke, Wittgenstein on Rules and Private Language, Oxford, Basil Blackwell, 1982.

 

[2] Cette profonde méfiance quant au monde intérieur explique à mon avis pourquoi les philosophes ne se sont occupés que de Freud, Jung et Lacan (et même de Wilhelm Reich, dans le cas de Deleuze) parmi les psychanalystes, mais jamais des kleiniens et de Bion. Même le philosophe anglais Richard Wollheim, très lié aux cercles kleiniens anglais, a publié des oeuvres sur Freud mais rien sur M. Klein ou Bion. C'est là un autre signe de la crise culturelle de la psychanalyse: les auteurs qui hégémonisent la pensée des analystes de l'IPA - Klein, Winnicott, Bion - n'ont jamais attiré l'intérêt des théoriciens non-analystes. Pour ce qui concerne les philosophes analytiques, cela s'explique en partie par le fait que la tradition kleinienne se base sur l'ambition de décrire rigoureusement des processus internes et leur rapport avec le monde extérieur - mais cette séparation nette entre interne et externe se heurte vivement à l'ALP. La psycho-analyse anglo-américaine et la philosophie analytique (quelle significative homonimie!) sont allées dans des directions tout à fait divergentes. Quant aux philosophies euro-continentales, elles ont récupéré Freud et Lacan à travers Nietzsche, Heidegger et l'herméneutique, mais elles se désintéressent à l'approche kleinienne, qui leur apparaît un objectivisme psychologique naif.

 

[3] Sergio Benvenuto & Cornelius Castoriadis, "A Conversation", Journal of European Psychoanalysis, 6, Winter 1998, p. 106.

 

[4] Sur l’analyse comme rite, cf. Bice Benvenuto, Concerning the Rytes of Psychoanalysis. Or , The Villa of the Mysteries, Polity Press, Cambridge, 1994 .

[5] Il ne parle en effet que de la réaction thérapeutique négative (GW, 16, p. 52).

[6] Cf. par exemple S. Zizek, The Ticklish Subject, Verso, London-New York 1999.

 

[7] Tractatus logico-philosophicus, 6.43, 6.52.

[8] La vérification et la falsification, en histoire comme dans les sciences naturelles, sont impossibles: on ne peut qu’augmenter ou diminuer la vraisemblance ou la “faux-semblance” soit des hypothèse que des narrations.

[9] Jeffrey M. Masson, Le Réel escamoté, Paris, Aubier-Montaigne, 1984.

 

[10] Dans toutes les autres sciences, le fait d’énoncer des vérités ne coïncide jamais avec une action efficace: il faut ensuite mettre en acte une technologie pour que toute découverte de vérité donne des effets pratiques.

[11] Bion, dans ses dernières années, avait l’habitude de dire que la plupart du temps les analysants ne font que produire des rêves, fantasmes et souvenirs pour complaire leurs analystes. Bion interprétait les rêves et les fantasmes comme des interprétations, de la part de l’analysant, de ce que son analyste désirait qu’il pensât ou fantasmât.

[12] Il rovescio dell’interpretazione, in La Psicoanalisi, 19, 1996, p. 121. Ne disposant pas de l’original français, je vous prie de bien vouloir m’excuser de cette retraduction de l’italien des propos de Miller.

 

[13] Ibid., p. 124.

[14] Ibid., p.122.

[15] Sur la méfiance croissante envers l’interpretation, cf. Lucia Pancheri, “Interpretation anc Change in Psychoanalysis: What is Left of Classical Interpretation”, Journal of European Psychoanalysis, 6, 1998, pp. 3-17; et le mien “The Crisis of Interpretation”, cit., pp. 19-46. En Italie GianPaolo Lai et son Académie des Techniques Conversationnelles pratiquent une forme d’analyse qui renonce à risquer toute interprétation.

 

[16]Ibid., p.125.

 

[17] Cf. Jean Laplanche, La psychanalyse comme antiherméneutique in Revue des Sciences Hu­mai­nes, 1995, 240, pp. 13-24; Aims of the Psychoanalytic Process in Journal of European Psychoanalysis, n. 5, 1997, pp. 71-81.

[18] J. Habermas, Erkenntnis und Interesse, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1968.

 

[19] Toute approche objectiviste dérive en fait du présupposé que tout complexe est réductible à une composition d’éléments ultimes. L’atome, ou élément, ou individu indivisible, est ce qui serait à la base et/ou à l’origine de toute occurrence historique concrète. Mais l’atomisme est impraticable en psychanalyse: celle-ci, en pratique, ne va jamais du complexe au simple, mais du complexe au complese (et non pas seulement à celui d’Oedipe).

 

[20] S. Timpanaro, The Freudian Slip. Psychoanalysis and Textual Criticism, London, NLB, 1976.

[21] GW, IV, 12-19.

[22] Cf. L. Wittgenstein, “Conversations on Freud” in Lectures & Conversations on Aesthetics, Psychology and Religious Belief, C. Barret (ed.) (Berkeley and Los Angeles: Univ. of Calif. Press), p. 41-52.

[23] Une bonne partie de la psychanalyse française a misé sur la distinction nette entre besoins (biologiques) et désirs (mentaux, culturels, symboliques). La psychanalyse a été bien trop séparée du réel biologique. A mon avis il s’agit d’une erreur de la mentalité spiritualiste française. La psychanalyse a impressionné notre siècle parce qu’au contraire elle nous a fait toucher des doigts la force des pulsions biologiques, et le drame du sujet qui doit grimper sur les vitres pour les contrôler et les dominer en les interprétant.

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