Fluxury by Sergio Benvenuto

Un dadaiste super-traditionnaliste: Julius EvolaJun/29/2016


Publié dans: Ligeia, XXIVe année, nn. 109-112, juillet-décembre 2011, pp. 124-141.

 

          En Italie, le seul véritable protagoniste du dadaïsme fut le baron Julius Evola (1898-1974), qui anima le mouvement deux années durant, entre 1920 et 1921[1]. Ce que l’on nommait « dadaïsme » à l’époque[2] en Italie apparaît un peu à la marge du futurisme, d’où venaient d’ailleurs beaucoup de dadaïstes italiens. Pourtant, la contribution d’Evola au dadaïsme ne sera pas du tout secondaire aux yeux de la chouette de Minerve, qui ne prend son envol qu’à la tombée de la nuit. “Evola a représenté sans aucun doute la position la plus rigoureuse et la plus extrême dans tout le dadaïsme européen” (G. Lista[3]).

           La plus rigoureuse: après son expérience en tant que peintre et écrivain, Evola a tout simplement cessé d’être artiste, ce qui devrait être le plus grand mérite pour un dadaïste. Evola a pris au pied de la lettre le desideratum le plus décisif du dadaïsme: la mort de l’art.

           Evola a été le premier en Italie à employer le terme art abstrait pour définir son œuvre. La naissance de ce mot-clef de la modernité est aussi due à l’essai d’Evola publié en 1920, justement intitulé Art abstrait.

           Mais, par la suite, Evola s’est consacré à une “révolte contre le monde moderne” inspirée par la grande pensée réactionnaire du XIXe siècle et ses auteurs, De Maistre, De Bonald et Donoso Cortès. Il deviendra le protagoniste d’une conception “traditionnelle” s’inspirant des Voies orientales et de René Guénon, ainsi que de théories anti-démocratiques pour le moins agressives. Ainsi, peut-on dire qu’Evola a complètement renié son expérience de jeune avant-gardiste de pointe ? Je chercherai à montrer que cela n’est pas le cas. Bien qu’il se montre plus tard critique à l’égard du dadaïsme – d’ailleurs, il parlera en termes critiques de tout ce qui appartient au monde moderne, sans exception – il le verra pourtant comme un moment important de la désagrégation nihiliste de la modernité[4]. Nous verrons comment le fait de déboucher vers un radicalisme de droite a été une des issues possibles non seulement du dadaïsme, mais aussi des avant-gardes artistiques en général. Car, de façon tout à fait paradoxale, beaucoup d’avant-gardes se sont voulues essentiellement antimodernes, bref, la modernité artistique de ce que Hobsbawm[5] a appelé « le siècle court » a toujours inclus une hybris antimoderne.

           C’est ainsi que les intelligentsias qui se sont affirmées en Italie – et qui étaient orientées dans la plupart des cas à gauche – ont préféré ignorer Evola. La culture démocratique et de gauche a trouvé particulièrement repoussantes les théories d’Evola sur les races[6], bien qu’il parlât d’un racisme spirituel et non biologique, dans une perspective sapientale. De ce point de vue-là, Evola est resté dadaïste : il n’a jamais cessé de provoquer la bonne conscience de l’intelligentsia « progressiste ».

 

1.     Médiévalisme antichrétien

 

           Jeune intellectuel romain dont le chemin croise celui du dadaïsme, Evola s’est toujours senti absolutus, complètement détaché du monde qui l’entourait – de l’« Italietta » catholique et provinciale, des valeurs bourgeoises et éclairées de la modernité, du moralisme et du matérialisme de la société industrielle et de masse. Il évite de passer une maîtrise universitaire : « je partage le monde en deux catégories : la noblesse et ceux qui ont une maîtrise. » Cet outsider aurait voulu incarner l’Unique de Stirner, mais il rappelle plutôt l’Alceste de Molière, l’homme du monde qui n’accepte aucun compromis avec le monde. Un homme de salons qui méprise les salons. Pendant sa jeunesse, il « voyage » grâce à des substances hallucinogènes, il frôle la folie et fréquente les milieux de l’avant-garde futuriste la plus tapageuse, comme la Casa d’Arte Bragaglia à Rome. En 1914-15, après l’éclatement de la Première Guerre mondiale, l’Italie fut déchirée par le contraste entre « interventionnistes » (qui voulaient que l’Italie entre en guerre aux côtés de la France et de la Grande Bretagne) et « neutralistes » qui étaient contre la guerre[7] : Evola fut interventionniste… mais pour combattre à côté des Empires centraux, contre la France et la Grande Bretagne. À cette époque aussi, il frise le suicide, ce phénomène étant alors une épidémie parmi les poètes et les philosophes d’avant-garde. Il se sauve de l’effondrement en se plongeant dans la littérature bouddhiste et dans la pensée de Lao-Tseu. Pendant toute sa vie, il se refusera à tout travail rémunéré, à se marier et à enfanter. Ce prêtre hargneux et misogyne de l’orgueil aristocratique, hostile même à la rhétorique démagogique du fascisme, affichera toujours une dédaigneuse singularité.

           Il participera au fascisme à sa manière, en gardant son droit personnel de critique. Il aura même quelques ennuis, pendant le régime mussolinien, à cause de ses pamphlets violemment anticatholiques. D’ailleurs il exprimera toujours son admiration pour la culture médiévale imprégnée de catholicisme, de monachisme et d’ascétisme – mais, à la suite de Nietzsche, pour lui la caritas, l’humilité et le dépassement de l’orgueil prêchés à la « plèbe »  chrétienne « visent à abattre, à rompre ou du moins à adoucir la violente sensation tout à fait physique du Moi »[8]. Certes ni humble ni charitable, Evola ne peut sympathiser avec l’appel chrétien à une fraternité universelle. Il reste absolutus, affranchi des rapports avec autrui ; mais tandis que le Surhomme de Nietzsche apparaît comme un projet pour le futur, Evola idéalise un homme différencié, comme il l’appelait, à savoir « non brisé », uniquement tourné vers la Tradition, c’est-à-dire vers une société « organique » passée structurée par les hiérarchies – un passé tout à fait idéalisé. Il a théorisé un égocentrisme radical, en opposant à la rhétorique édifiante des bons sentiments altruistes la pureté glacée d’une ascèse désespérément personnelle.

           Cet homme qui méprisait le corps, subit en 1945, pendant un bombardement à Vienne, une lésion à la moelle épinière qui le contraindra à se déplacer sur une chaise roulante le reste de sa vie. Il acceptera cette mutilation sans aucune lamentation – il abhorrait la compassion, y compris envers soi même.

 

2.     Froideur et dureté

 

           Après son expérience dadaïste, Evola écrit entre 1921 et 1927 des traités philosophiques. Les différentes « phases » évoliennes dessinent un itinéraire qui n’est pas seulement personnel : on doit voir son parcours comme l’un des débouchés possibles, et non artistiques, du Dada. En effet, tout modernisme propose d’habitude une issue au-delà de l’art, et il se dispose à cet au-delà. D’ailleurs, l’aboutissement initiatique et mystico-hermétique d’Evola n’a pas été unique chez les grands des avant-gardes du XXe siècle : les surréalistes pataugent dans l’occulte, Duchamp cultive le taoïsme, Pound dévore les livres de philosophie chinoise, etc.

           Cette pulsion transcendantaliste distingue Evola d’autres auteurs politiquement à droite de l’époque. Il refuse la vitalité spectaculaire de Gabriele D’Annunzio, le matérialisme et le paganisme affichés des nietzschéens, même dans leurs variantes dionysiaques, « surhommistes » et « titanistes » (comme les appelle ironiquement Evola). Il cultive une austérité anti-vitaliste et méprise les philosophies postromantiques de la Vie. Il abhorre la complaisance sensuelle de Marinetti et de D’Annunzio, leur effort pour séduire un public féminin extasié. Mais sa misogynie théorique ne lui empêche pas d’avoir des liaisons avec des femmes, notamment avec le célèbre écrivain Sibilla Aleramo, considérée une proto-féministe[9]. Son attitude envers les femmes est exprimée par le titre d’un de ses écrits dadaïstes envoyé à Tzara : Monsieur le baron Evola cherche une femme qui l'entretienne[10].

           Mais son transcendantalisme n’est pas « occidental », ce n’est pas que le moi monte vers la Divinité, comme c’est le cas dans la tradition mystique chrétienne par laquelle il dit d’être fasciné. Son transcendantalisme est « oriental » : c’est une transcendance de l’individu qui n’est pas limitée par Dieu – c’est le rêve non pas de perdre le Je en Dieu, mais de diviniser le Je. Bref, l’appel provocateur d’Evola à la Tradition, aux civilisations médiévales et orientales anciennes fondées sur les castes et les hiérarchies, de fait n’est que superficiellement antimoderne : qu’y a-t-il de plus moderniste que la divinisation du Je ? Le paradoxe d’une pensée « traditionnelle », comme celle d’Evola, consiste dans le fait qu’elle s’est considérée antimoderne justement parce qu’elle a bu jusqu’à la dernière goutte le poison aigre-doux de la modernité, qui n’est autre que l’idéalisation de son Je. Le projet antimoderniste d’Evola radicalise l’hybris individualiste du XXe siècle. Mais il s’agit d’un modernisme qui doit se prendre faussement pour un traditionalisme afin de se radicaliser.

           Cet égocentrisme, détaché des passions « profanes » du matérialisme, le rend froid et calme. L’idéal d’Evola est une tranquillité qui se dérobe des liens, une noble impassibilité. Inspiré par Novalis et Jünger, il partage le visage glacé et sans émotions du romantisme d’acier, anti-vitaliste et antimatérialiste. D’ailleurs, presque tout l’art abstrait – avec Kandinsky et Malevi – était né en tant que réaction spiritualiste à un matérialisme des avant-gardes qui le précédaient: contre l’empirisme impressionniste, l’analytique cubiste, le technologisme futuriste et le vitalisme expressionniste. Ce n’est pas un hasard si le manifeste de l’art abstrait fut le livre De la spiritualité dans l’art (1911) de Kandinsky, et il est certain que les formes et les bords abstraits de ce peintre russo-allemand évoquent les fables russes et des paysages slaves pleins de clochers, de saints et d’anges. Le Blaue Reiter, le chevalier azur, reprend les St. Georges russe-orthodoxes, célèbre comme Harmonie Céleste la tension spirituelle qui pousse les premiers artistes abstraits à s’abstraire de la réalité matérielle crue des objets.

           Mais, à la différence d’un artiste ému comme Kandinsky, Evola décline un « romanticisme froid » perméable à l’influence de la Nueue Sachlichkeit (Nouvelle Objectivité) : il va « vers les choses dans toute leur froideur et dureté, en faisant taire l’âme »[11]. Les signifiants-maîtres (ainsi que Jacques Lacan les appellerait) d’Evola sont : froideur et dureté. Evola, alpiniste expert, est séduit par le silence des hauts sommets et par les neiges éternelles et ce jusque dans sa mort : il prescrit que ses cendres soient jetées d’un avion sur un glacier[12]. Les idées et l’écriture de cet esprit volcanique célèbrent une apothéose du glacial.

 

3.     Réfléchir (sur) le signe

 

           Evola parvient au dadaïsme dans le sillon de son admiration pour Fichte, Wagner, Debussy et Rimbaud, ainsi que pour le Papini « philosophe méphistophélique ». Bien que son maître en peinture ait été le futuriste Giacomo Balla, son choix pour la Tzara-pensée signifie pour lui une opposition nette au futurisme, dont il méprise la foi progressiste et « américaniste », l’idolâtrie de la vitalité et de la technologie. De tout façon, son astrattismo dans sa phase dada exprime son idéal aumano, a-humain – il l’appellera ainsi – de transcendance et détachement : art abstrait du monde, signe d’un absolutisme démesuré d’un Je auto-suffisant qui surgit comme volonté de puissance pure. Son œuvre artistique semble en somme être l’emblème littéral du trait qu’Ortega y Gasset, dans un essai éloquent de 1925, isolera comme trait spécifique de toute avant-garde artistique : la desumanisaciòn[13].     

           Mais pour comprendre la rencontre entre le spiritualisme d’Evola et le nihilisme dadaïste, il faudra nous questionner dans le fond sur le rôle de Dada parmi les avant-gardes du siècle que les italiens appellent « court » (car il se serait terminé en 1989).

           Depuis longtemps le dadaïsme a été intégré au Panthéon de l’Art de notre époque, mais je ne crois pas que les leaders du dadaïsme se seraient réjouis d’être célébrés dans des institutions artistiques. "J’ai eu bien peu de chance – écrivait par exemple Evola à Tzara – mon exposition à Berlin a eu beaucoup de succès : douze journalistes en ont même dit du bien."[14] En effet, le dadaïsme se proclamait non pas comme une nouvelle forme artistique originale, mais décidemment comme un anti-art.

           Le dadaïsme, plus que tout autre mouvement de rupture, avait des caractéristiques cosmopolites; c’était une Multinationale dirigée par Tzara. Les dadaïstes n’avaient ni patrie d’élection ni sanctuaires – comme possédaient les futuristes, et comme auront les surréalistes - ils prospéraient de manière rhizomatique (dirait Gilles Deleuze) en Occident. Ils étaient cosmopolites et leur style était indéfini : il est très difficile de faire coïncider dada avec une manière artistique déterminée. Des artistes qui produisent des œuvres expressionnistes, futuristes, abstraites, dechirichiennes, « conceptuelles » (nous les appellerions ainsi aujourd’hui), constructivistes, etc., se ralliaient à la Multinationale Tzara. En effet, le présupposé spécifiquement dadaïste est que les œuvres en tant que telles ne comptent en rien. Comme Evola le dit de façon lapidaire,

Il ne faut pas dire artistique en effet une œuvre donnée en elle-même, mais celle-ci n’est concevable qu’en fonction d’une interprétation et d’une recréation[15].

Les oeuvres-faits n’existent pas, il n’existe que des oeuvres-interprétations. Le dadaïsme a été la pointe de diamant de la modernité grâce à ce déclassement de l’œuvre matérielle en tant que secondaire. Le fait de réfléchir sur le dadaïsme est donc la meilleure opportunité pour penser l’essentiel de la modernité artistique.

 

           Aujourd’hui il est courant de penser que l’essence de la modernité artistique consiste dans le fait d’avoir cessé de représenter d’abord le monde et dans celui de représenter plutôt le langage même de l’art. Et cela était évident pour Evola lui-même :

Tandis que dans le ‘grand art’ le moyen d’expression restait étroitement subordonné à la révélation d’un contenu objectif et transcendant, dans le nouvel art l’accent est mis plutôt sur le moyen d’expression, et tout contenu ira alors se subordonner au premier […] On aura ainsi ce paradoxe : on fera de la forme le contenu, et le contenu deviendra au contraire la matière contingente pour l’expression de la forme[16].

Même dans les œuvres « nouvelles » où l’on reconnaîtra des figures, la représentation figurative jouera un rôle secondaire par rapport à ce qui fascine désormais les arts du XXe siècle : « le moyen d’expression » comme le dit Evola, à savoir le langage même de la forme artistique spécifique. Donc, les tableaux représentent la Peinture, les œuvres littéraires représentent la Littérature, les sculptures représentent la Sculpture, etc.[17] Ce présupposé que l’art doive montrer quelque chose d’essentiel de sa propre forme a souvent été énoncé par les philosophes du XXe siècle. Pour Heidegger, par exemple, Hölderlin et Rilke sont « les poètes de la poésie » : « La poésie de Hölderlin est portée par son destin poétique à chanter l’essence même de la poésie ». Ce que Heidegger dit de Hölderlin et Rilke a été dit dans des mots différents à propos de tous les grands artistes du modernisme: ils s’intéressent surtout à l’essence de la forme d’art qu’ils pratiquent.

Pourtant, la Multinationale Tzara voulait aller bien plus loin: il ne s’agissait pas seulement de réfléchir [sur] le langage artistique spécifique (sculpture, peinture, photographie, etc.), mais de réfléchir – ou de faire réfléchir sur – le signe en tant que tel, ou, si l’on veut, sur la signification. D’ailleurs, les œuvres dada violent bien vite toute séparation entre les formes plastiques (peinture, sculpture, architecture) et donnent vie à ce qui aura triomphé dans l’art contemporain : les installations (on peut donc dire que la plus grande partie de l’art plus récent n’est plus une recherche de l’essence de chaque forme, mais plutôt une recherche sur la signification.). Que l’on prenne n’importe quel ready-made de Duchamp, par exemple son urinoir dont le titre fut Fontaine, ce geste-là nous propose ce qui est à la base du mystère de chaque signe : le fait qu’une chose soit à la place d’une autre et la signifie. Si je dis cheval, il s’agit d’un signe parce que, de manière tout à fait étrange, des sons vocaux sont mis à la place du cheval auquel je me réfère ; si j’expose un urinoir comme étant une fontaine, je souligne de façon dramatique le fait que n’importe quelle chose – même une pissotière – peut être un signe. Ce n’est pas un hasard si Ferdinand de Saussure parlait, à la même époque, de l’arbitraire du signe[18]. Il voulait dire qu’aucune ressemblance ne lie les sons cheval, cavallo, horse, ou Pferd avec le cheval concret. L’être humain représente toujours une chose par une autre, et l’élévation (ou annihilation) de cette dernière en tant que « représentant de » est un acte arbitraire.

Mais on le dira : même l’urinoir de Duchamp a quelque ressemblance avec une fontaine. Il s’agit pourtant d’une ressemblance ironique, car son défi réside dans le fait d’affirmer que n’importe quelle chose peut devenir un signe, donc de l’art. Dans les termes de Saussure, le dadaïsme dit que le signifiant non seulement est relié au signifié de façon arbitraire, mais qu’il peut renoncer à tout signifié, comme c’est le cas justement dans la peinture abstraite.

À sa façon, Evola saisit bien cette arrogance du signifiant que le dadaïsme reflète et sur laquelle il réfléchit. Aujourd’hui, dans l’arbitraire dadaïste nous reconnaissons le besoin de mettre à nu l’indomptable arbitraire du signe, de tout signe, ce qui prouve la ‘souveraineté’ du langage. En revanche, Evola voit surtout dans l’arbitraire dadaïste le signe de l’indomptable arbitraire du Je, qui, tel une hyperbole, se tend à l’infini ; il en fait la preuve de la souveraineté d’un Je auto-déifiant. En particulier, il ne voit pas dans l’art abstrait – comme nous le voyons aujourd’hui – l’ironie finie qui imite des écritures et des règles syntactiques qui n’existent pas, il y voit plutôt la transcendance infinie du Je vers le dépassement de la simple perception.

Evola le dit en se référant à la Critique du jugement de Kant : « le procès d’attribution de la valeur esthétique […] doit être considéré identique soit pour l’œuvre d’art dadaïste, soit pour une œuvre classique »[19]. Dans les deux cas, comme Kant l’avait affirmé, c’est la libre activité de l’esprit humain qui y joue et, dans le « jugement déterminant », interprète une adéquation entre les fins et les choses naturelles qui n’arrive jamais dans la nature physique, celle-ci étant dépourvue de finalités[20].  Mais, entre classicisme et dadaïsme

la différence réside en cela : que la fixité de certaines déterminations dans la puissance du jugement fait que la ‘véritable’ œuvre d’art apparaît d’une certaine manière ‘donnée’, elle s’impose par elle-même (…) Cela change du tout dans l’art modernissima, étant donné que son principe est (…) la liberté. (…) Il s’ensuit que, dans l’art très récent, ce qui se présente au spectateur est, en soi, littéralement rien (…) et si le spectateur de tel qu’il est ne se change pas littéralement en auteur, alors la valeur esthétique reste un mot vide[21].

Evola énonce ici un trait essentiel en ce qui concerne les modernismes du siècle dernier : le fait qu’ils sont – ce qui paraît paradoxal – un art aristocratique, étant donné qu’ils s’adressent à l’élite des artistes, et non au « spectateur tel qu’il est ». Ce spectateur ne comprend pas les œuvres modernistes, il ne peut pas en jouir, pour autant que lui-même ne se perçoive pas comme un artiste. (Et cela se passe justement à l’époque de l’ascension des démocraties ! En effet, le fait que tous les régimes totalitaires – de droite, de gauche, ou religieux – interdisent rapidement les courants modernistes n’est pas du tout une coïncidence historique extrinsèque. C’est un fait, les modernismes ne sont possibles que dans des démocraties libérales et capitalistes, à savoir dans des époques où une esthétique de masse s’impose, et donc où il existe un vaste marché libre des produits culturels. Les avant-gardes du XXe siècle sont indissociables de l’art des masses dont les premières se veulent l’antithèse.)

           En effet, hors de cette aristocratie – où le spectateur se hisse au rang d’artiste, et non le contraire – il y a le Kitsch, c’est-à-dire l’art pour les masses consommatrices. Dans l’art classique, l’artiste était grand lorsqu’il peignait un beau portrait du prince, aujourd’hui il est grand dans la mesure où lui-même s’offre en tant que prince et principe artistique à un public initié à sa cour. Evola met ainsi à nu l’essence tout à fait aristocratique de ces mouvements artistiques, même de ceux qui se voulaient les plus bolcheviques. Un nom guerrier comme « avant-gardes » n’est pas un hasard : l’art moderne se veut en guerre, à l’attaque, c’est un art de guerriers. Et dans la civilisation européenne, les guerriers sont les nobles.  

           Ainsi, pour Evola le dadaïsme met à nu l’Urteilskraft kantienne, la « force de juger » qui œuvre dans toute expérience esthétique, mais qui opère dans la plupart des cas de manière objectivée, aliénée – et Evola ajoute « de manière féminine ». Dans ce sens, tout modernisme est méta-art, même quand il se propose en tant qu’anti-art. Et il est méta-art car il libère la puissance créatrice du Je de sa dépendance reconnaissante des grâces presque féminines de l’œuvre : l’art moderne révèle la force virile inouïe du Je, qui n’est pas reconnaissante aux normes collectives et édulcorées de la beauté, mais crée plutôt arbitrairement ce qui Lui plaît.

 

4.     Vers la Chose

           Mais cette vocation autoréférentielle n’est qu’un aspect des avant-gardes artistiques. Evola à sa façon saisit l’autre aspect, corrélé au premier : sa vocation active, sa visée d’un réel au-delà de toute signification et représentation.

           En effet, la réflexion du langage et du signe a son envers : ce langage ou signe n’a plus rien du subjectivisme/objectivisme réaliste, il ne s’agit plus d’objets-représentés-pour-moi. Langage et signe renvoient à ce qui transcende toute représentation. La modernité évoque sans cesse le côté réel du sensible que tout art ne réussit pas à représenter, et auquel elle renvoie comme à son mystère. Tel le mystère religieux ancien, l’art recèle une chose dont il révèle la présence grâce à ce voile. Mais quelle est cette chose révélée par l’art non représentatif ? Il ne s’agit pas des objets visibles – comme dans l’art « rétinien », ainsi que Duchamp l’appelait – mais quelque chose que j’appellerais das Ding, la Chose elle-même, l’essence du monde visible. L’art représentatif, pré-moderne, s’intéressait aux choses visibles, la modernité à la « Chose » des objets visibles.

           Prenons le cubisme analytique. Il renonçait à nous représenter de façon adéquate les objets, il jetait devant nos yeux un monde morcelé en petits morceaux combinables, et ces éléments fragmentaires nous étaient offerts en tant que quid, la chose, qui selon le cubisme constituait l’essence même du réel. Les petits cubes – tout en assimilant le monde visible à une combinaison de lettres, comme si le monde entier était une écriture – sont la Chose essentielle, non pas les objets vus ou racontés.

           D’autre part le futuriste, par exemple, en représentant le corps de la danseuse qui voltige telle un piston d’automobile, détournait notre regard du corps représentable de la fille vers une technique de peinture qui permettait au peintre de réfléchir son artifice, en le fléchissant. Mais se tournant ainsi vers le langage, vers les formes de peinture à la limite de l’abstrait (ainsi que dans certaines sculptures d’Umberto Boccioni), d’un seul coup le peintre futuriste insinuait chez son spectateur un soupçon métaphysique : derrière les formes naturelles ou sensibles de la danseuse c’est plutôt l’essence artificielle, mécanique, du corps et de la nature que nous devons saisir. « Le visage n’est qu’une image faite par le coiffeur » disait le dadaïste berlinois Raoul Hausmann. Un plat de la cuisine futuriste était titré « Les reticoli [maillage] du ciel ». L’idée était que non seulement le ciel est en réalité le maillage sur lequel opère le dessinateur, mais que das Ding – la chose – du ciel lui-même est réticulaire. Dans le désordre céleste, le futuriste montrera ce que le ciel est essentiellement pour l’homo faber : une grille millimétrée de l’espace. Bref, le futurisme a essayé de nous montrer que l’essence du monde est la Machine. La science moderne elle-même le montre, étant donné que pour elle tout, même l’esprit humain, est mécanique.

           La modernité renonce donc au discours réfléchissant des objets pour réfléchir les langages – mais ainsi faisant, elle vise à nous initier à l’écriture a-humaine d’une chose au-delà des objets, chose que j’appellerais le Réel. Tout en célébrant la richesse sémiotique du monde technologique, où des langages et des signes (plutôt que des objets) s’illustrent, le modernisme engendre une sorte de backlash “réactionnaire”, une réaction contre cette célébration : il se fait sauvegarde, tutelle, de l’invisible. Je préfère ici le terme « Réel », en tant que dimension distincte des représentations, des images et des pensées.

           Le Réel est au-delà de toute brillance des objets, des étants jetés devant mes yeux et par mes yeux ; c’est le rocher opaque devant quoi la représentation fait naufrage. Ce à quoi tendait un certain minimalisme abstrait, par exemple le petit carré blanc sur le fond blanc de Malevi, c’est un vide, une soustraction d’objets. On aspire au réel en épurant le sensible.

           Les avant-gardes donc, en « dé-crivant » des langages, ont essayé d’ « écrire » l’essence des choses elles-mêmes, qui font signe au-delà des objets. Même dans les tableaux abstraits d’Evola nous voyons des signes, des gribouillis, qui évoquent une écriture, mais une écriture familière à aucune communauté humaine. Dans ses tableaux, des chiffres et des lettres (comme dans le cubisme) s’associent à des formes évoquant un monde astronomique, céleste, ou bien les sacs et courbes de l’origine de la vie sur terre : comme pour les Anciens, pour Evola aussi l’écriture de l’abstraction mathématique se superpose au monde a-humain des cieux et des Origines des choses. Il s’agit donc d’une écriture à la fois privée et cosmique, langage privé et discours de l’Essence du Monde, qui peut donc prétendre être L’Écriture elle-même, chiffre alchimique, langage transcendant toute écriture historique inventé pour communiquer parmi les hommes.

           Mais donc, s’il faut viser la Chose, le Réel, par derrière le voile du « monde en tant que ma représentation », comment alors conceptualiser cette Chose ? Tout grand courant moderniste propose sa propre réponse à cette question, et la Chose déploie sa métaphysique spécifique qui lui inspire ses gesta. Comme on l’a vu, la métaphysique du futurisme est que l’être intime des choses est la Machine en Mouvement, la physis est de la techné qui se modifie sans cesse et qui s’écoule. L’ambition ultime d’une partie de la modernité sera alors de montrer que la physis, la nature elle-même, est langage ou techné – notamment, écriture et machine. Même par ses protestations ironiques, le modernisme vise un dévoilement : il révèle que ce qui paraissait physis est en fait techné ou ars. L’art n’imite plus la nature, l’art la colonise plutôt en la dévoilant elle-même en tant qu’Art.

           Nous verrons bientôt quelle variante Evola a proposé, par le moyen de ses tableaux philosophiques également.

 

5.     Le Je-Hasard

           Evola pense que l’essence intime des choses, leur quid, est l’Individu Absolu. Ensuite il changera de terminologie : il distinguera d’un côté l’individu en tant qu’unité statistique, en tant qu’atome prêt à être calculé, débité, dans les sociétés démocratiques et de marché, et de l’autre la personne, à savoir une entité transcendante et singulière qui exerce librement sa volonté et sa puissance. Cet individu-personne est en partie le Moi de l’idéalisme, mais surtout il est le Io (Je) – ou mieux D’Io[22] (DieuJe ou Divin-Je) – qui a hérité des traits du Dieu de Duns Scotus : une libre instance de volonté et puissance. Ce D’Io (é)lève au sens de l’Aufhebung hégélienne : lever, élever, garder. D’Io (è)lève le nihilisme grâce à son caractère cartésien de certitude, et à son impitoyable immobilité parménidéenne. Au monde vulgaire du devenir, Evola oppose le culte pour ce D’Io pur et immobile comme un glacier.

Qu’on se rappelle ce que T. Tzara recommande pour écrire un poème :

 

Prenez un journal.
Prenez des ciseaux.
Choisissez dans ce journal un article ayant la longueur
que vous comptez donner à votre poème.
Découpez l’article.
Découpez ensuite chacun des mots qui forment
cet article et mettez-le dans un sac.
Agitez doucement.
Sortez ensuite chaque coupure l’une après l’autre.
Copiez consciencieusement dans l’ordre où elles ont quitté le sac.
Le poème vous ressemblera.
Et vous voilà un écrivain original
et d’une sensibilité charmante,
encore qu’incomprise du vulgaire.
[23]

 

Evola interprète ainsi cette prescription dadaïste précise : « La valeur esthétique n’existe pas en soi dans l’œuvre d’art, mais elle n’est concevable qu’en fonction d’une interprétation et d’une recréation. » Donc, le précepte dadaïste serait :

Fais l’expérience de toi-même comme d’une liberté nue, inconditionnée, comme quelque chose pour laquelle toute chose puisse être également laid ou beau dès que tu le voudras ![24]

D’autres verraient dans cette exploitation esthétique du hasard pur chez Tzara non pas tant l’affirmation d’un arbitraire subjectif (de l’artiste ou du spectateur), mais plutôt un corollaire essentiel de la polarité langage-Réel qu’on a vue dans le modernisme : le fortuit est créateur de sens, donc l’œuvre, cette créature du divin Hasard, n’est pas une représentation mais, de façon radicale, un évènement, un happening. L’artiste, tel un dieu, en jouant avec le hasard, ne donne aucun sens au monde, mais il pousse dans le monde un produit qui, comme toute créature, est présence sans sens. Evola, en suivant sa propre métaphysique, voit donc dans l’aléatoire ce à quoi il tient : la liberté inconditionnée du Je, lequel crée en souverain le sens sans que rien, dans l’œuvre, ne le lui impose. Quand Tzara écrit « Le poème vous ressemblera », cela signifie pour lui que dans l’art, comme dans un miroir, le Je (et non l’homme, donc !) ne voit et n’exalte que lui-même en tant que puissance. Pourtant, ce lui-même n’est autre que l’arbitraire du hasard ; parce que celui-ci est le père de cette illusion qui est le sens. C’est ainsi que le dadaïsme est pour lui la pointe glacée où converge le narcissisme du modernisme, nihilisme enfin achevé : l’apothéose de l’Individu-Je, laquelle se révèle à lui-même dans le jeu insensé ; cette révélation libère la force surhumaine du Je.

 

6.     Un idéalisme pratique

           On a hâtivement classé l’œuvre philosophique d’Evola comme une variante dans cette galaxie idéaliste (Gentile, Croce) qui a été hégémonique dans la culture italienne pendant toute la première moitié du siècle. En effet, dans ses traités des années 1920, Evola fait usage d’instruments conceptuels empruntés à l’idéalisme de son époque. Mais ce jargon et ces instruments lui servent plutôt à approfondir des exigences typiques de la réaction romantique contre l’idéalisme. Der Geist, l’Esprit de l’idéaliste, avait des caractères universels, collectifs, anonymes. Tous les courants avaient réagi contre cette idée, voyant la singularité dans ses différentes formes de quelque manière sacrifiée dans l’idéalisme et la revendiquant : l’Unique de Stirner, le singulier de Kierkegaard, l’Au-delà-de-l’homme (Übermensch) de Nietzsche. Ces anti-hégéliens voyaient dans la spiritualisation idéaliste démesurée un refoulement des instances irréductibles de la dissidence solitaire, d’une individualité qu’Evola appelait differenziata. C’est justement à ces instances-là que se réfère le solitaire Evola. Et il combine de manière hardie l’idéalisme spéculatif avec une métaphysique aristocratique du Je en tant qu’Un et en tant que libre volonté de puissance. Un Je solaire et magique, où l’on retrouve des éléments de Nietzsche[25], Weininger et Michelstaedter.

           Mais d’autre part toute philosophie de la singularité et du concret risque de faire naufrage face à ce fait-ci : célébrer la Singularité équivaut à agiter comme un drapeau un concept parmi d’autres. L’acte de revendiquer le Concret revient à rester, encore et toujours, dans le Concept. Hegel transforma cette limite décevante de toute domination conceptuelle dans une machine dialectique puissante de transfiguration spirituelle du monde et de l’histoire : pour lui, toute philosophie est idéaliste, même si, naïvement, elle peut ne pas s’en apercevoir. Comme Midas, le philosophe idéaliste transforme n’importe quelle boue contingente en or du concept. Mais cette Aufhebung hégélienne du monde dans l’or auto-réfléchissant de l’Esprit a un prix – Midas mourut de faim. Evola a-t-il donc essayé d’échapper à la mort par faim de l’idéalisme spéculatif ? Mais de quelle façon ?

           Par une des façons possibles auxquelles les philosophes s’essaient souvent pour échapper à l’idéalisme : en renonçant à la vaine toute-puissance du concept, en cessant de philosopher. Evola y échappe en s’adonnant à la Magie. Il ne s’adonne pas à la magie des petites sorcières, ni se consacre à l’ésotérisme qui séduit les masses, mais bien à l’alchimie spirituelle, à la littérature védantique et au Tantrisme de la Main Gauche. Il s’applique à une magie qui, au lieu d’élever l’homme jusqu’à Dieu, ou de l’en-lever en le ramenant à Dieu, ne divinise pas l’homme, mais le Je. C’est ainsi qu’en prenant la relève du magischer Idealismus de Novalis, Evola oppose à l’idéalisme transcendantal un « idéalisme magique » qu’il oppose surtout au néo-idéalisme italien, en particulier à celui de Giovanni Gentile. [26]

           Cette liaison entre un Je exalté et les sagesses orientales nous inspire une légitime défiance : le bouddhisme et ses sous-produits démentent à chaque instant l’autonomie du Moi, ils ne L’exaltent certainement pas. Il se pourrait qu’Evola ait faussé une grande partie de la pensée orientale, en la faisant passer par le filtre des catégories romantiques occidentales qui lui sont tout à fait étrangères.

           Et pourtant, cette préférence pour la puissance magique du Je (la Zauberkraft hégélienne) est un avatar qu’on retrouve souvent chez les avant-gardes artistiques. L’art représentatif – qu’Evola appelle « médiumnique » – vise à « représenter pour le sujet le monde des objets » et il ne garde qu’un seul pouvoir pratique pour l’exercer : le pouvoir psychologique sur les âmes. Dans sa Poétique, Aristote observait déjà que l’art du tragédien exploite la pitié et l’angoisse (éleos et phóbos), dont les âmes des spectateurs peuvent être saisies, pour atteindre le plaisir de la catharsis, de leur purgation. L’art représentatif, qui est à la fois pathétique et pathologique, avait déjà renoncé à cette performativité qui caractérise, au contraire, les arts primitifs et celles du Moyen Age. Pour la philosophie du langage, sont performatifs tous les énoncés qui, en tant qu’ils sont prononcés, sont des actions : prier, commander, jurer, maudire, promettre, etc. Les arts primitifs et « traditionnels » faisaient plus qu’ils ne représentaient. Par exemple, la plupart des statues égyptiennes n’étaient pas façonnées pour être regardées par des fidèles, mais pour accueillir des réincarnations. La Divine comédie n’était pas la transcription d’un long rêve, mais elle avait en même temps une valeur prophétique, c’était une prédication mystico-politique procédant par allégories ; pendant que l’art médiumnique, en produisant des simulacres du « monde comme ma représentation », n’était pas à même d’agir réellement sur les choses, les hommes ou les dieux.

           Les avant-gardes, en rééditant les arts primitifs, qui se confondaient encore avec l’action religieuse, politique ou magique, visent elles-aussi à la performativité. C’est d’ici que découlent, entre autres, la passion de Picasso pour les masques rituels d’Afrique, d’Antonin Artaud pour le théâtre magique balinais, de Pound pour les livres prophétiques, et plus en général l’intérêt pour les instruments d’une action qui aurait dû modifier le réel – le réel politique, autant que le surnaturel. « La poésie – a écrit dans son style lapidaire l’Evola dadaïste – sera ce que le mot de poïesis lui-même exprime, sera d’elle-même action. »[27] En réalité c’était une traduction incorrecte : poïesis ne vaut pas ‘action’, mais bien ‘production’. Mais justement, par cette erreur, Evola montre qu’il a compris la spécificité de l’art moderne : le fait qu’il est d’abord praxis, action plutôt que techne, production technique. C’est un acte efficace, et non une description du monde.

           C’est ainsi que les avant-gardes refusent la condition servile ou courtisane des arts classiques et visent le changement performatif du monde à tous les niveaux. Il n’y a pas d’avant-garde qui puisse cacher sa tension vers la militance ou la prophétie : son action ambitionne à présentifier (et non seulement à re-présenter) le quid, l’essence. Parmi les artistes, il y en a qui sont bien certains d’atteindre le quid par le dérèglement méthodique de tous les sens ; d’autres qui passent le Rubicon de l’action dans le réel. Rimbaud finit en Afrique à faire du trafic ; Evola aima mieux se créer par magie un D’Io (un Dieu-Je ou un DivinJe). La magie est une action efficace qui ressemble de très près à ce que vise à faire l’art postclassique ou moderniste.

           L’action magique est censée être efficace non pas parce qu’elle œuvre au niveau de la stupide res extensa, des enchaînements des causes et des effets, mais parce qu’elle présuppose que les signifiants produisent des effets dans le réel. Dans la magie l’ordre des signes et l’ordre des choses entrent en collusion. Cette collusion/collision entre les signes et les choses est aussi au fond le projet démesuré de tout modernisme : la prétention de changer poétiquement le monde au moyen des signes. Le modernisme artistique est soit magique soit technologique, soit les deux à la fois. À la Biennale de Venise qui est en cours cette année (2011), une artiste turque, Ayse Erkmen, a réalisé une grande installation pour rendre potable une partie de l’eau de la lagune : après avoir été épurée, cette eau est déversée à même un canal de la ville. On aurait apparemment ici affaire à une opération technique utile, permettant de se désaltérer. Il n’en est rien. Au contraire, ce qui lui donne sa valeur artistique est justement le fait que cette opération technologique se révèle tout à fait inutile : elle se présente plutôt comme une purification symbolique. Une opération utilitaire à première vue technologique se révèle à la fin d’utilité purement magique.

           Il n’y a pas, même après Evola, de peintre abstrait sérieux pour qui ses tableaux soient des pures formes décoratives. Toute abstraction est non seulement « idéaliste », mais aussi subtilement magique, en tant qu’elle prétend à une réforme de la perception - et de la vie même - sur le modèle de formes purifiées de l’esprit.

           L’œuvre moderniste n’est pas qu’un miroir du langage : c’est un événement qui transperce le réel. Lorsque Duchamp présente son urinoir, c’est évident qu’il ne vise pas à donner une dignité esthétique à cet objet, mais qu’il veut produire un événement, et un évènement qui ne se réduise pas à un scandale. Il entend promouvoir une Grande Réforme de l’entendement, il fait de la politique culturelle. Evola, dandy sourcilleux et austère, n’aime ni la politique, ni la politique culturelle. Plutôt que la Réforme sociale, il choisit la puissance solitaire de l’alchimiste et du sage. À la performativité politique ou écologique il préfère la performativité de l’initiation solitaire, le témoignage de ce qui lui tient à cœur : l’arbitraire de l’esprit.

 

7. Le guerrier des causes perdues

 

           Mais cette identification à l’efficacité symbolique du magicien n’est qu’une des lignes de la dérive évolienne. Il marque lui-même deux autres aspects de sa biographie, en se présentant en même temps comme un kshatriya (homme d’action, guerrier) et comme un brahmana (esprit contemplatif, prêtre). Le côté contemplatif l’incline à la philosophie, à la méditation, tandis que le côté guerrier l’inscrit, à tort ou à raison, dans l’idéologie de ce que les Italiens de droite appellent la Destra, avec une majuscule.

           La subversion moderniste est entourée très souvent d'une auréole de Révolution conservatrice. Les avant-gardes artistiques et philosophiques du siècle dernier ont été souvent complices des deux grandes idéologies politiques du XXe siècle : le communisme et le fascisme. Les futuristes italiens, Ortega y Gasset, Céline, Drieu la Rochelle, Pound, Heidegger, Jünger, Ungaretti, Pirandello, Hamsun, Cioran, Mishima, Borges, Paul de Man, Evola, etc., tous ont été complices, d’une façon ou d’une autre, d'un mouvement d’extrême droite. Il va sans doute que ce qu’a apporté la culture de la droite radicale a été tout aussi décisif que l’apport de la gauche radicale au modernisme artistique et littéraire. Si on le rappelle ici, ce n’est pas pour conclure par le vieil adage que « les extrêmes se touchent », mais plutôt pour nous interroger sur la nécessité qui a forcé les destins des avant-gardes artistiques et philosophiques à s’entrecroiser avec les deux grands mouvements anti-bourgeois du XXe siècle. La raison de cette rencontre réside très probablement dans le fait que le fascisme et le communisme ont été les deux grandes causes perdues du « siècle court ».

           Un personnage de Borges disait qu’un vrai gentilhomme ne se salit pas les mains avec les causes gagnantes, mais se range toujours du côté des causes perdues.[28] D’un côté, Tristan Tzara donnera son soutien à la cause du stalinisme, de l’autre, son admirateur, Evola, s’engagera auprès du Troisième Reich : ce qui rapproche ces deux gentilshommes insurgés, c’est qu’ils plaident pour des causes perdues. (Le seul avantage, si l’on peut dire, de la droite radicale est peut-être de savoir déjà qu’elle est - et pourtant de vouloir être - une cause perdue. La droite radicale s’illusionne moins que la gauche). Toutes les avant-gardes du XXe siècle se sont dressées contre la culture bourgeoise, capitaliste ou libérale, en un mot contre le monde moderne. Elles s’insurgeaient contre « la révolte des masses »[29], elles ont réagi contre le pouvoir des masses, contre la politique démocratique fondée sur les sondages d’opinion, contre le règne de la quantité et de la doxa (l’opinion), qui a dominé le siècle bien avant de gagner la partie, officiellement et symboliquement, à Berlin par deux fois, en 1945 et en 1989. Le modernisme - du moins artistique – a été radicalement antimoderne. Les avant-gardes, au-delà de leurs déclinaisons bolcheviques ou nazies, ont affiché l’art (ou sa destruction) comme une forme de résistance aristocratique contre le déferlement de ce que j'appellerais le 'classicisme populaire' et qui coïncide avec l’industrie du spectacle, machine à produire du pathos bon marché pour les âmes aristotéliquement compatissantes et angoissées : Hollywood, Broadway, Telenovelas, Mediaset de Berlusconi. C’est ce qu’avait bien vu, déjà en 1925, Ortega y Gasset dans La desumanisación del arte, lorsqu’il indiquait un effet apparemment extrinsèque et casuel  comme le trait essentiel du modernisme : son anti-popularité, qu’il interprétait comme une forme de déshumanisation. De l’art moderne, sous toutes ses formes, on peut dire ce que disait de Schönberg Th. W. Adorno : « Personne ne veut avoir affaire à cette musique, ni les systèmes individuels, ni les systèmes collectifs ; elle résonne inécoutée et reste sans écho »[30] ; elle est comme un manuscrit dans une bouteille. On pourrait même rappeler Antonin Artaud, qui dans Le théâtre et son double, où il propose son projet de théâtre de la cruauté, sous l'item « PUBLIC » écrit seulement : « Il faut d’abord que ce théâtre soit »[31]. Le théâtre n’est pas fait pour le publique, mais tout au plus le public pour le théâtre.

           Alors il importait peu aux avant-gardes de rencontrer un public ; et cette réaction iconoclaste d’un art qui se voulait impopulaire pouvait incliner vers la gauche ou vers la droite fasciste, selon qu’il assumât l’éthique noble du guerrier détaché des masses (droite radicale ou Destra), ou qu’il se chargeât du projet de rendre la masse noble dans son ensemble (gauche).

           Un préjugé historiographique très répandu nous pousse à concevoir chaque époque comme une fresque homogène, comme si elle était pénétrée par un esprit commun qui imprégnerait à la fois l’art, la politique, la religion, la philosophie, même la science. Un regard plus perspicace nous pousse au contraire à voir chaque époque comme un champ de bataille où s’affrontent des formes de vie souvent opposées ; et ce qui nous apparaît à première vue, pour chaque époque, comme le plus important et le plus décisif, se révèle enfin, examiné à la loupe d’une analyse plus serrée, n’être que la réaction d’une certaine époque contre elle-même. C’est ainsi que l’invention grecque de la démocratie a trouvé son expression la plus haute dans la réfutation radicale de la démocratie menée à terme par Platon. D’autre part le système des vertus civiles romaines aboutit pendant l’Empire à des philosophies radicalement individualistes, axées sur le souci de soi et qui visaient au bien-être du sujet, comme le stoïcisme et l’épicurisme. À l’âge classique, aux temps sombres des guerres de religion, des tribunaux de l’Inquisition et des monarchies absolues, fleurit aussi le rationalisme scientifique. Le siècle des Lumières a été traversé par les premières affirmations de la sensibilité romantique, qui s’imposa avec un best-seller retentissant : Les souffrances du jeune Werther. Et à chaque époque on pourrait constater des contradictions semblables. Chaque système historial n’a pas la cohérence d’un organisme, mais il étale au grand jour l’immense lutte de chaque époque contre elle-même. La modernité, lorsqu’on l’interroge en profondeur, se révèle dis-identique à elle-même, anti-elle-même, et dans le fond antimoderne.

           Il reste pourtant à noter une différence entre l’avant-gardiste de la Droite (comme Ungaretti, Evola ou Pound) et l’avant-gardiste de gauche (comme Tzara ou Breton ou Sollers) : le prototype du premier est le guerrier (ksatriya), le modèle du second est le troubadour, l’amant courtois. Ce sont tous les deux des figures médiévales. Il se pourrait même que le modernisme tout entier recèle en lui une nostalgie de la pré-modernité. Mais aussi bien le guerrier (droite radicale) que l’amant pauvre de la Dame (gauche) poursuivent un idéal de noblesse. La noblesse, acquise par une pratique artistique ou guerrière, a été le rêve du "siècle court".

           En effet, si le moderniste s’oriente vers le fascisme ou vers le bolchevisme, il y est poussé de toute façon par un présupposé nihiliste, destructeur, comme lorsque Breton loue l’amok en tant qu' acte surréaliste le plus simple qui soit : descendre dans la rue avec un revolver au poing et tirer au hasard sur la foule.[32] Qu’est-ce qui relève de la « gauche » dans cet acte fou et meurtrier ? Et par quelle voie Breton, après avoir exalté un acte absurde de ce genre, a-t-il pu passer au trotskisme ? Au fond, nous ne sommes pas trop éloignés des mots du Marinetti proto-fasciste et hyper-nationaliste : « la guerre, seule hygiène du monde ». Il y avait chez les avant-gardes du XXe siècle, de l’extrême gauche ou de l’extrême droite - comme elles se nommèrent –, un appel sorélien, a-humain, qui les poussait à la violence et à la guerre. En tout cas « l’acte surréaliste le plus simple » d’André Breton est là pour déceler ce qui a nourri les arts du XXe siècle : une rage démesurée, voire terroriste, contre le monde bourgeois, c’est-à-dire contre les gens du commun, la foule anonyme des petits bonhommes. Ce n'est pas un hasard si Tzara, dans sa recommandation sur comment écrire un poème qu'on a citée auparavant, précise que le chef-d'œuvre du hasard sera "incompris du vulgaire » ; tout le modernisme est anti-vulgus, anti-peuple. Ainsi les avant-gardes sont à bon droit représentatives d’un âge de guerres et d’affreux carnages. Au fond, il y avait la prophétie du Surhomme (Der Übermensch) nietzschéen, comme dépassement de la médiocrité du “troupeau humain”, identification finale de l’homme avec Dieu, un « homme au-delà de l’homme », un « outre-homme » qui ne commet pas des actes bons ou mauvais, mais joue tout simplement dans la plus parfaite innocence et irresponsabilité, en créant et en détruisant des mondes. Evola, par sa célébration du Je dans son absoluité a-humaine, n'a fait que mettre en forme le projet titanesque des aristocraties artistiques de son siècle.

           Si le modernisme a donc été, essentiellement, antimoderne (soit anticapitaliste et anti-bourgeois), les avatars politiques de ses artistes - communisme et fascisme en premier lieu - nous paraissent comme des tentatives de trouver une issue socialement valable et, en dernière analyse, une légitimation éthique à leur nihilisme individualiste meurtrier. L’engagement communiste ou nazi-fasciste tâcha de donner une sorte de respectabilité collectiviste, ou tout simplement altruiste, à cette pulsion de mort (pour employer le mot freudien), qui poussa quelques-uns au suicide et d’autres, comme Boccioni, à se faire tuer à la guerre.

 

           Evola se voulut “guerrier” (kshatrya) et opta pour la Droite. Dans sa jeunesse il avait été sérieusement confronté à la tentation du suicide. « Je vous écrirai dans un bref délai – écrit-il à Tristan Tzara le 16 mai 1921 – une longue lettre avec beaucoup de choses amusantes. Tout de même je vous préviens que mon suicide aura lieu entre deux ou trois mois. Votre J. Evola ».[33] Ce suicide n’aura pas lieu, il s’en expliquera quelques mois plus tard en disant qu’il s’était agi d’un suicide “métaphysique”. En tout cas, il a surmonté un duel prodigieux de l’esprit où fut mise en jeu la survie de son être tout entier. Habituellement, ceux qui survivent à une épreuve radicale ont le sentiment d’être des Seigneurs. Le guerrier, qui est un idéal pour tout esprit de Droite, pourrait être défini dans les termes célèbres de la dialectique hégélienne du Maître et de l’Esclave ou, si l’on préfère, du Seigneur et du Valet.[34] Le guerrier serait celui qui reste vainqueur en risquant sa vie dans une lutte de pur prestige. Celle d’Evola a été « contre le monde moderne ». Il est donc en dernière analyse, dans les termes de la Phénoménologie de Hegel, un héros perdant, puisque l’Esclave, qui, lui, n’a pas risqué sa vie dans la lutte à mort entre les consciences, devance le Maître dans la marche de l’histoire par le travail et la science. Malgré tout, c’est toujours le « monde moderne », l’Esclave, qui survit et qui vainc.

Sergio Benvenuto



[1] Sur Giulio Cesare Andrea Evola, cf. son autobiographie, Il cammino del cinabro, Scheiwiller, Milano 1972. Philippe Baillet, Evola e l'affermazione assoluta, Ed. di AR, Padova 1978; Adriano Romualdi, Julius Evola: l'uomo e l'opera, Giovanni Volpe, Roma, 1979 ; Piero Vassallo, Modernità e tradizione nell'opera evoliana, Thule, Palermo, 1980.

[2] Cf. Giovanni Lista, "Dadaismo italiano", Berenice, anno XI, n° 26, avril-juin 1989, pp. 27-38. Sur le dadaïsme en général, cf. Arturo Schwarz, Almanacco Dada, Feltrinelli, Milano, 1976.

[3] Giovanni Lista, "Tristan Tzara et le dadaïsme italien", in Europe, 555556, juillet-août 1975.

 

[4] J. Evola, Cavalcare la tigre, Scheiwiller, Milano, 1971, pp. 150-7.

[6] J. Evola,  Filosofia, etica e mistica del razzismo, Sentinella d'Italia, Gorizia, 1985 ; Indirizzi per un'educazione razziale, Ed. di AR, Padova, 1978;  Sintesi di dottrina delle razze, Ed. di AR, Padova, 1978 ; Tre aspetti del problema ebraico, Ed. di  AR, Padova, 1978.

[7] L’Italie entra en guerre contre l’Autriche-Hongrie le 24 mai 1915. 

[8] Diorama filosofico, édité par M. Tarchi, Europa, Roma, 1974, pp. 159-60.

[9] Aleramo le décrit comme le personnage de Bruno Tellegra in Amo dunque sono (1927).

[10] Lettre du 7.12.1920, cf. Lettere di Julius Evola a Tristan Tzara, Quaderni di testi Evoliani, n° 25, 1991.

[11] "Neue Sachlichkeit: una confessione della nuova generazione nordica", in Rassegna Italiana, XVI (1933), p. 316.

[12] Cf. Testimonanze su Evola, édité par G. De Turris, Edizioni Mediterranee, Roma, 1985, p. 203.

 

[13] Cf. José Ortega y Gasset, La déshumanisation de l'art : Suivi de Idées sur le roman et de L'art au présent et au passé, Sulliver, Paris, 2008.

[14] Lettere di Julius Evola a Tristan Tzara, cit., p. 35.

[15] J. Evola, "Sul significato dell'arte modernissima" in La parole obscure du paysage intérieur, All'Insegna del Pesce d'oro, Milano, 1963, p. 37.

[16] "Sul significato dell'arte modernissima", cit., p. 27.

[17] J’ai développé ces thèses dans les essais: S. Benvenuto, "Réfléxions de la modernité", Ligeia, n° 3-4, octobre 1988-mars 1989, pp. 89-105; “La modernité et le réel”, Ligeia, XXIVe année, n° 105-108, janvier-juin 2011, pp. 5-13.

 

[18] Ferdinand de Saussure (1916), Cours de linguistique générale, Payot, Paris, 1995.

[19] Evola, "Sul significato dell'arte modernissima", cit., p. 38.

[20] Il fait référence ici à la fameuse différence chez Kant entre le “jugement déterminant” et le “jugement réfléchissant”. Dans le premier (“usage apodictique de la raison”) le général est déjà donné et connu, donc il s’agit de déterminer de façon créative les cas particuliers auxquels il s’applique. Dans le second (“usage hypothétique de la raison”) le général est problématique et doit être trouvé.

[21] Cf. J. Evola, L'operaio nel pensiero di Ernst Jünger, Volpe, Roma, 1974, p. 40.

[22] En italien, littéralement: De Moi.

[23] T. Tzara (1924), "Manifeste de l'amour faible et de l'amour amer" in Sept Manifestes Dada. Lampisteries, Paris, 1960.

[24] Evola, "Sul significato dell'arte modernissima", cit., pp. 37-9.

[25] Par contre, Massimo Cacciari, dans une interview donnée à “Il Settimanale”, 24, 1981, souligne la distance entre Evola et Nietzsche.

[26] Evola disait préférer la philosophie de Benedetto Croce à la « prosopopea fumosa » (‘la fumeuse arrogance’) de Giovanni Gentile, bien que Croce ait été un penseur antifasciste et Gentile l’un des ministres fascistes de l’Éducation. Le semblable, le frère est toujours plus haï que l’étranger, le divers.

 

[27] Ibid., p. 41.

 

[28] Luis Borges, “Tema del traidor y del héroe” in Ficciones, Buenos Aires, Sur, 1944.

[29] Cfr. Ortega y Gasset (1930), La révolte des masses, Paris, Belles Lettres, 2010.

[30] Theodor Wiesengrund Adorno, Filosofia della musica moderna, Torino, Einaudi, 2002, p. 130 ; tr.fr. Philosophie de la nouvelle musique, Paris, Gallimard, 1962.

[31] Antonin Artaud, “Le théâtre de la cruauté. Premier Manifeste”, 1938, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1964, p. 151.

 

[32] Manifeste du surréalisme (1924).

[33] Lettere di Julius Evola a Tristan Tzara, cit. p. 39.

[34] G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, §§ 431-33.

 

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