Fluxury by Sergio Benvenuto

«La guerre, toujours». Rêver le réelJul/03/2016


 

  1. 1.     »Debout ! »

Primo Levi, à la fin de son roman autobiographique La trêve, parle d’un rêve récurrent qu’il faisait lorsqu’il était déjà libre, chez lui, après être rentré d’Auschwitz : « j’ai toujours la visite, à des intervalles plus ou moins rapprochés, d’un rêve qui m’épouvante ».

 

C’est un rêve à l’intérieur d’un autre rêve, et si ses détails varient, son fond est toujours le même. Je suis à table avec ma famille, ou avec des amis, au travail ou dans une campagne verte ; dans un climat paisible et détendu, apparemment dépourvu de tension et de peine ; et pourtant, j’éprouve une angoisse ténue et profonde, la sensation précise d’une menace qui pèse sur moi. De fait, au fur et à mesure que se déroule le rêve, peu à peu ou brutalement, et chaque fois d’une façon différente, tout s’écroule, tout se défait autour de moi, décor et gens, et mon angoisse se fait plus intense et plus précise. Puis c’est le chaos ; je suis au centre d’un néant grisâtre et trouble, et soudain je sais ce que tout cela signifie, et je sais aussi que je l’ai toujours su : je suis à nouveau dans le Camp et rien n’était vrai que le Camp. Le reste, la famille, la nature en fleur, le foyer, n’était qu’une brève vacance, une illusion des sens, un rêve. Le rêve intérieur, le rêve de paix, est fini, et dans le rêve extérieur, qui se poursuit et me glace, j’entends résonner une voix que je connais bien. Elle ne prononce qu’un mot, un seul, sans rien d’autoritaire, un mot bref et bas ; l’ordre qui accompagnait l’aube à Auschwitz, un mot étranger, attendu et redouté : debout, « Wstava » (Levi, 2005, p. 308).

 

« Debout ! » était le commandement qui marquait, dans le camp d’extermination, la fin du sommeil et des rêves, le rappel brutal à l’insoutenable réalité de l’enfermement. C’est aussi sur ce mot que se termine le livre.

On a donc un premier rêve où le sujet vit, comme on dit, une réalité de rêve, mais l’angoisse qui  l’étreint pousse le rêveur à un deuxième rêve, où il se trouve renvoyé à la situation, réellement vécue, du camp.  En somme, il s’opère un glissement dans une réalité du passé, celle-ci restant tout de même un rêve.

 

  1. 2.     »I have a dream »

Un rêve de ce type paraît réfuter la théorie freudienne du rêve. On sait que, selon Freud, tout rêve est l’accomplissement d’un désir sur le mode de l’hallucination ( c’est-à-dire  au plan de l’imaginaire), de manière à permettre au sujet de continuer à dormir. Donc, pour Freud les rêves sont toujours l’accomplissement d’un désir (Wunsch) et ils n’expriment jamais une crainte, même si le contenu manifeste de beaucoup de rêves semble justement exprimer une crainte. En effet, selon Freud, une crainte est un désir qui menace notre Moi, à savoir cette partie de la subjectivité qui  se voudrait maîtresse d’elle-même, parce que chez Freud[1] tout ce qui peut être analysé – tout ce que Lacan appellera les “formations de l’inconscient” : les symptômes névrotiques et psychotiques, les lapsus, les actes manqués, les mots d’esprit, les rêves – est toujours en quelque sorte l’accomplissement d’un désir. Même la crainte et la souffrance sont toujours pour Freud l’expression du désir. Il nous faut dire quandmême que cette théorie-base du rêve sera réaménagée plus tard dans Jenseits des Lustprinzip, comme nous le verrons par la suite.

En analysant le rêve, comme tout autre produit de l’inconscient, Freud part du postulat métaphysique ou méta-anthropologique fondamental que le trait essentiel de l’être humain est die Lust.

Ce terme die Lust est habituellement rendu en français par “plaisir”, l’essai Jenseits des Lustprinzip est traduit Au delà du principe du plaisir. Mais en allemand die Lust dénote tantôt le plaisir, le fait de jouir, tantôt le désir, l’envie, la convoitise, la libido. Cet implexe, problématique aux yeux de beaucoup d’analystes, du désir et de la jouissance, paraît résolu d’avance par la langue allemande, qui a un seul mot pour exprimer les deux choses.  Il faudrait plutôt traduire ainsi l’essai de Freud : Au-delà du principe de désir/jouissance.

Je parlerai ici de jouissance, et non pas de plaisir, en introduisant le terme proposé par Jacques Lacan. En effet, comme nous le verrons, on thématise la jouissance lorsque, à un certain point, le spéculum analytique est confronté à une dimension du réel irréductible à la subjectivité, à une résistance hyperbolique, radicale[2].

La théorie du rêve de Freud est donc un corollaire de ce que Freud a établi comme le présupposé de toute explication psychanalytique, à savoir que l’être humain est mu par Lust, qu’il est une bête qui pense, désire et jouit ; le pari de Freud est de dire l’essentiel sur l’être humain, qui est pour lui caro cogitans, chair pensante. Cette chair qui pense est différente de la bête de proie qui pense de Nietzsche[3], par exemple

Il est pourtant remarquable que ce corollaire du choix métaphysique fondamental de Freud coïncide avec la conception populaire du rêve en Occident. Car dans plusieurs langues européennes on emploie “rêver” comme synonyme de “désirer”. Quand M. L. King a dit « I have a dream », personne ne doutait qu’il parlait de ses rêves nocturnes, il était clair qu’il exprimait tout simplement son désir. Il y a deux facteurs qui ont assuré longtemps à la psychanalyse sa force de persuasion dans nos sociétés. D’un côté, elle reprend et élabore une certaine philosophie, qui avait pris pied en Occident déjà avec Spinoza, pour qui le désir – la cupiditas – était l’essence même de l’homme. Ensuite, avec Schopenhauer et Nietzsche s’imposa l’idée que le propre de l’être humain est la Volonté comme Convoitise, Volonté de Puissance ou de Jouissance, quelque chose qui relève en même temps de l’éthos et du bios. Freud a bientôt trouvé sa place dans cette lignée philosophique si persuasive à notre époque. D’un autre côté, pourtant, beaucoup de théories freudiennes ramènent au premier plan, d’une façon qui n’est qu’apparemment contradictoire, de vieilles croyances populaires que la science positiviste a méconnu ou exclu de son domaine. Les gens savent depuis toujours que le rêve met en scène le désir. Et l’on pourrait montrer que beaucoup d’autres éléments de la théorie freudienne ne sont qu’une reprise de théories populaires ‘refoulées’ par les sciences. Il suffit de penser à l’importance accordée dans l’œuvre de Freud, autant que dans la mentalité des gens, à la vie sexuelle et amoureuse. La psychanalyse a en partie essayé de réconcilier le discours scientifique et le discours ‘populaire’.

On sait que tout un courant de l’épistémologie contemporaine rejette la théorie freudienne comme non scientifique, parce qu’elle ne peut pas être réfutée, n’est pas “falsifiable“ au sens poppérien du mot. Elle dit : « La théorie de Freud, selon laquelle tout rêve est l’accomplissement d’un désir, peut-elle être réfutée ? » Ou bien : « Freud peut-il nous présenter un rêve au moins qui, s’il  était rêvé, fausserait sa théorie ? » En fait, si l’on pouvait montrer que personne n’a jamais rêvé (jusqu’ici) ce rêve, alors seule la théorie psychanalytique en résulterait corroborée (non pas vérifiée, mais corroborée, parce qu’il n’y a rien qui puisse être vérifié dans la science ; les hypothèses peuvent uniquement être corroborées). Il n’y a personne au monde qui soit à même d’inventer un rêve qu’on ne pourrait jamais rêver selon la théorie freudienne : en réalité nous pouvons faire n’importe quel rêve, ainsi que nous pouvons penser n’importe quelle chose, même la plus saugrenue. Donc la théorie freudienne du rêve pourrait même être vraie, mais en tout cas elle n’est pas scientifique , au sens où elle n’a jamais été corroborée. Je note au passage que Lacan partage avec Popper la thèse que la psychanalyse n’est pas une science, en remarquant qu’elle est justement irréfutable. (Selon Lacan, elle n’est même pas une herméneutique).

En réalité Freud s’était soucié, dès ses débuts, des rêves qui paraissent réfuter sa théorie du rêve comme accomplissement d’un désir. Il cite en exemple les cas d’analysants lui rapportant des rêves, qui de toute évidence paraissent contredire sa théorie, selon laquelle le rêve accomplit toujours un désir au plan de l’imaginaire. Il observe que souvent ses patients apportent ces rêves de réfutation aussitôt qu’il leur a illustré sa théorie, et il en conclut que ces rêves rapportés satisfont eux aussi à un désir d’ordre transférentiel, le désir de falsifier la théorie de l’analyste. Or, pendant que les analystes admirent l’usage de ces stratagèmes de l’explication chez Freud, beaucoup d’épistémologues les jugent comme un véritable suicide scientifique. S’il est loisible de démontrer par des ruses ingénieuses que n’importe quel rêve est toujours et de toute façon l’accomplissement d’un désir, cela aura pour conséquence que même la théorie s’avérera comme non scientifique. Elle pourrait avoir une grande force heuristique, mais elle ne sera pas scientifique.

Et pourtant, quoi qu’en pensent les poppériens, je crois qu’en réalité il y a des rêves qui sont à même de falsifier la théorie de Freud. Le rêve rapporté par Primo Levi est de ce type. Il marque une vraie difficulté dans la théorie freudienne du rêve.

 

  1. 3.    De l’effroi à l’angoisse

 

En fait, Freud, dans son essai Au de-là du principe de désir-jouissance, s’était confronté au problème des rêves traumatiques - lorsqu’on rêve à plusieurs reprises un évènement douloureux qui nous est arrivé. Moi, par exemple, j’ai vécu à Naples le tremblement de terre du 23 novembre 1980. J’en ai eu l’expérience au quatrième étage d’une maison. Pendant les années suivantes, j’ai rêvé maintes fois de passer au milieu d’un tremblement de terre, essayant de m’éloigner au plus tôt des rues bordées par de hauts palais menaçants, tâchant de gagner à toute vitesse les terrains vagues des environs. Avec le temps, ce genre de rêves a disparu.

Freud se demande si ces rêves traumatiques ne n’entrent pas en contradiction avec le Lustprinzip, c’est-à-dire s’ils ne contredisent pas le présupposé selon lequel non seulement nos songes, mais tous nos actes et nos pensées ont comme fonction de nous donner du plaisir et d’esquiver les déplaisirs. La première réponse de Freud est que les rêves traumatiques, en dernier ressort, remplissent une fonction qu’il considère intégrée au Lustprinzip, celle de transformer l’évènement traumatique en représentation mentale. Paradoxalement, en répétant le trauma par la transmutation de l’évènement en signe, nous l’annexons à notre système représentatif, parvenant ainsi à le maîtriser. Cela veut dire que pour Freud, Lust implique Macht, la puissance ou le pouvoir, et que par conséquent Lustprinzip est aussi Lustprinz, Prince du désir-jouissance, au sens que le Moi est une instance du désir-jouissance capable en même temps d’exercer son contrôle, de maîtriser le désir-jouissance. Cette Bemächtigung, cette maîtrise, consiste surtout dans l’intégration du trauma. Trauma dans la langue grecque signifie “blessure” ; répéter la blessure psychique ce n’est pas la rouvrir, mais bien la suturer. Le sujet éprouve à nouveau la souffrance, renouvelle la blessure qu’il a vécue dans la réalité, dans le but de l’annexer à sa puissance - de maîtriser son impuissance. Freud donne aussi au Lustprinzip les caractères de la Bemächtigung, de la volonté de puissance ou de maîtrise.

 

On peut dire que le traumatisme consiste surtout dans l’effroi. Le travail de maîtrise – notamment par les rêves traumatiques - consisterait donc à faire passer le sujet de l’effroi à l’angoisse, par le biais de la peur.

Pour synthétiser, on peut dire que

 

1)    L’effroi (Schreck) est la réaction à un évènement présent qui ne peut pas être représenté à ce moment-là, et donc, par cela même, très traumatique;

2)    la peur (Furcht) est la crainte face à un évènement qui a maintenant été représenté en tant qu’évènement possible;

3)    l’angoisse (Angst) est la crainte face à une représentation qui ne renvoie désormais plus à aucun évènement.

 

[Les + désignent la présence du trait en question, les – son absence.]

 

 

Comme on le voit ici, l’angoisse concerne des représentations à la fois conscientes et inconscientes, et d’ailleurs la différence entre les deux reste subtile. L’agoraphobe, par exemple, est angoissé par une représentation consciente, manifeste: les espaces publiques. Mais en même temps Freud pense que la situation phobique est un substitut d’une autre représentation, inconsciente. L’angoisse serait donc une peur dont l’objet originaire a glissé dans l’inconscient.

          Bref, l’angoisse est un pis-aller pour le sujet: ce qui fait souffrir devient représentable, et par là prévisible, et donc, dans une certaine mesure, il peut être élaboré de façon psychique et donc on peut l’éviter. Je ne peux pas me défaire de l’évènement traumatique – il est arrivé, on ne peut rien y faire – mais je peux me défaire des représentations de l’évènement. Pour ce qui  est du travail du deuil, je me sépare de la personne ou de la cause aimée que j’ai perdue; de manière tout à fait analogue, par le travail de l’angoisse je me sépare, peu à peu, de tout ce qui me terrorise, et donc je l’évite. Certes, l’angoisse ne nous plaît pas, elle est comme un Médicament dont on pourra tirer quelque bénéfice, mais dont le goût reste bien amer.

 

Donc, dans les rêves traumatiques, on retrouve quelque chose de très proche de ce qui arrive dans le deuil. Le paradoxe du deuil est que, lorsqu’on perd un être aimé, au lieu de nous détourner au plus vite de son image, nous nous plaisons plus que jamais à entretenir son souvenir. Des êtres auxquels rarement nous pensions tant qu’ils étaient en vie, sitôt qu’ils meurent, occupent complètement notre esprit pendant un certain temps. Je crains que, quoi qu’en pensent les psychologues évolutionnistes (darwiniens), le deuil n’ait aucune fonction adaptative. C’est justement en tant qu’il rouvre la blessure de la perte, que le deuil mène à bien son travail, qui est de nous détacher peu à peu de la personne disparue. Un travail contradictoire, presque un oxymore : nous nous détachons de l’objet perdu, en en renouvelant sans cesse le souvenir déchirant. Par analogie, on peut dire que l’on surmonte un traumatisme en le revivant dans l’imagination.

 

  1. 4.    « Et in Arcadia Ego »

 

J’ai eu en analyse un sujet qui, après chaque nouvelle expérience de jouissance - comme un rapport sexuel avec une nouvelle femme, un succès professionnel ou quelque satisfaction d’amour-propre - faisait à peu près ce rêve la nuit suivante: qu’un examen médical lui révélait qu’il a attrapé le SIDA, ou qu’il était atteint par un cancer en phase terminale. Et néanmoins, dans le sommeil, il perçoit son corps comme étant en bonne santé, d’où son incrédulité. La maladie mortelle n’avait pour lui aucune évidence subjective, mais le cauchemar consistait justement dans la nécessité d’accepter la réalité. Dans le rêve, il se rendait compte du fait qu’au fond il avait toujours su être malade, et que le diagnostic lui ôtait simplement l’illusion – jusqu’à ce moment-là entretenue - de l’ignorer. Et toutefois, dans ce rêve, il se répétait qu’il y avait malgré tout quelque chose de fautif dans ce vrai diagnostic. Dans son rêve, il apparaissait partagé, comme cela arrive très souvent aux gens qui sont confrontés à la réalité d’un cancer dont il sont atteints. D’un côté, il lui fallait y croire, de l’autre il n’y pouvait pas. Ce qui se montrait dans le rêve comme réel était impossible. Et il se réveillait souvent dans l’angoisse.

Ce rêve paraît très différent de ce que rapporte Primo Levi. Dans le récit de Levi, le sujet rêve de se réveiller dans la réalité vécue du Lager, alors qu’ici il n’y a pas de rêve dans le rêve. Le rêve met en scène un seul fantasme, celui d’être arrivé à la phase terminale de sa maladie. Et pourtant ces rêves ont tous deux le sens d’un réveil. Levi se réveille à la réalité du Camp, qui relève de son passé; mon analysant se réveille à une réalité future, qui est celle de sa mort. Le fait que nous soyons tous mortels est une réalité qu’il faut ‘réaliser’, mais elle est ici fantasmée comme l’issue d’une maladie pénible. Le rêve annonce à mon analysant une “mauvaise mort”.

Ce rêve nous rappelle un genre classique de tableaux qui ont pour titre “Et in Arcadia Ego”,  “Moi aussi [la Mort] je suis en Arcadie”[4]. Dans l’Arcadie du mythe, plongée dans une atmosphère d’idylle pastoral, pendant que la jeunesse s’adonne aux jeux d’amour, on aperçoit tout à coup la présence, souvent très discrète, d’un crâne. Ça veut dire : «Même au milieu d’une jouissance sans souci, ego, la mort, je suis là». Mais pourquoi le rappeler à ces personnes en pleine jouissance? pourquoi le sujet, en défiant le principe du plaisir, se confronte à quelque chose qui – dans le rêve comme dans l’art – est fortement marqué par l’index de réalité: cette mort qui ne peut ne pas arriver ?

Le rêve d’être proche de la mort inscrit de toute façon cette ‘mort réelle’ dans un rêve, comme si une certaine partie du sujet (qui n’est pas toujours inconsciente : parfois, dans le rêve, on la perçoit) savait que «cette mort réelle n’est qu’un rêve». Le rêve ne serait alors pas différent des films catastrophiques, qui racontent la fin de la Terre ou de l’humanité (l’exemple le plus récent est le film Melancholia de Lars von Trier). Même ici, la jouissance est assurée par la conscience, qui ne manque jamais, que ce que l’on voit n’est rien d’autre qu’un film. Si cette conscience faisait défaut, le film nous serait intolérable.

 

La répétition du rêve dans le rêve permettait-elle vraiment à Levi de surmonter l’horreur du Camp, comme l’aurait dit Freud ? Et, d’un autre côté, le rêve de la mort certaine, après la jouissance de la veille, permettait-il à mon analysant de s’arranger avec sa mort ? Rêvons-nous donc d’une mort subie dans l’avenir, pour la maîtriser dans le présent par l’imagination ? Pour être honnête, cette thèse nous paraît faible. Freudn’y croyait pas non plus. C’est pour cette raison que, dans la partie finale du trajet de son essai, il fait apparaître l’idée de la pulsion de mort, c’est-à-dire d’une répétition – de la blessure, de l’horreur, de la perte, ou de l’échec – qui résiste à tout fonctionnalisme hédoniste. Il y a une répétition pour la répétition, une jouissance mortifère de la répétition, une répétition de la souffrance qui permet de jouir (mais qui est-ce qui jouit ?) justement en tant que répétition. Thanatos est tout de même Lust, mais sans Bemächtigung, c’est une jouissance que le sujet ne maîtrise pas. En ce sens, la pulsion de mort est interne au Lustprinzip, elle en constitue même l’essence et la signification. Paradoxalement, c’est faire du déplaisir un plaisir, c’est faire de sa propre mort, par une poussée non adaptative, donc anti-darwinienne, sa jouissance finale et secrète. Mais qui jouit ? L’Über-Ich, le Surmoi, ou, comme je préfèrerais le traduire, l’Au-delà-du-moi ?

 

5.       Le bruit du monde

 

Le psychanalyste Marco Focchi, qui a donné un commentaire subtil du rêve de Levi, observe comment il dément l’interprétation freudienne du rêve dans le rêve. Freud disait que, lorsqu’on rêve un rêve dans le rêve, le second rêve représente justement la réalité que le rêveur voudrait conjurer. Selon Freud le rêve dans le rêve abolit l’indice d’une réalité que le Moi du rêveur ne peut pas accepter. Dans le rêve de Levi, il arrive cependant que le rêve dans le rêve constitue la première partie, celle montrant un intérieur tranquille et détendu. Et Focchi de noter : « Ici le rêve interne n’est pas un indice de réalité, mais il essaie plutôt de voiler l’inquiétude qui pousse d’en bas et qui enfin se transforme en angoisse […] La paix du rêve interne était une trêve illusoire par rapport au cauchemar insupportable du Lager car ‘rien n’était vrai que le Camp’ » (Focchi 2000, p. 124)[5].

 

En effet, l’élément frappant du rêve de Levi est que la réalité actuelle d’être chez soi, en sécurité, parmi les siens, apparaît comme un songe, tandis que la réalité vraie est celle – dépassée - du Camp. Lorsque Levi rêve de se réveiller, il se réveille à une réalité supposée actuelle. Il corrobore ainsi la sentence d’un camarade grec après la libération du Camp «La guerre, toujours»[6]. Ce n’est pas par hasard que Levi a donné pour titre à son livre La trêve : la vie normale, pacifique et sereine n’est qu’une trêve à l’intérieur d’une guerre infinie. Le Camp est la vraie condition de l’humanité, tout le reste n’est que songe.

De la même manière, le rêve de mon analysant lui dit qu’au fond il a toujours été malade et proche de mourir en le sachant, que son bien-être, sa jouissance de la vie, ne sont qu’une illusion, qu’une trêve. Grâce au rêve la trêve cesse, il s’est réveillé au réel.

Les deux rêves donc actualisent le réel traumatique : l’un le réel passé du Camp, l’autre un réel possible, à venir. Le sens commun mais aussi le sens freudien de rêve – comme quelque chose dont on désire l’accomplissement – semble ici renversé : juste au moment où le sujet vit enfin une ‘réalité de rêve’, il rêve ce qu’il a vécu ou qu’il vivra comme un réel effroyable, auquel il lui faut se confronter ici et maintenant. Tandis que le rêve de Levi lui suggère qu’il n’y a pas de réalité hors du Camp, le rêve de mon analysant lui dit qu’il n’y a pas de réalité en dehors de l’agonie.

On pourrait soupçonner que le rêve de mon analysant exprimait un profond sentiment de culpabilité. Il est vrai, mon sujet vivait une culpabilité inconsciente très profonde. Mais ainsi le problème n’est que déplacé : qu’est-ce qui contraint un sujet à se sentir coupable ? Pourquoi doit-il se punir d’une faute imaginaire ? Le sentiment de culpabilité renvoie de toute façon au mystère de la jouissance entraînée par une punition. Ce mystère, Freud l’a appelé “masochisme primaire”. En tout cas, selon lui, on se punit pour que l’Au-delà-du-Moi - ou l’Autre, comme le nomme Jacques Lacan - jouisse. Ce qui importe, c’est que quelqu’un jouisse - Je ou l’Autre. Mais n’est-ce pas un escamotage que de mettre la jouissance sur le compte de l’Autre ? Qui est-il, cet Autre qui jouit, lorsqu’on rêve que la vraie réalité de la vie c’est de vivre et de mourir dans le Camp ?

Il faut dire que mon analysant était  de ceux qui ne peuvent vivre qu’au-dessus ou en dessous d’une moyenne, toujours en excès ou bien en défaut par rapport à la ‘normalité’. En psychiatrie, on le classerait comme borderline ou bien comme cyclothymique, même si ses cycles s’alternaient à l’intérieur d’une même journée. Enfin, il faisait partie de ces sujets auxquels il n’est possible de vivre que de grandes émotions, et qui ne tolèrent pas cet état moyen, médiocre, proche du zéro algébrique entre jouissance et souffrance, chéri par la plupart des gens, qu’on nomme une vie décente. Pour cet homme-là, la vie sereine, paisible, qui se détourne de l’abyme, était un malheur, alors il ne pouvait que sombrer dans la dépression, et il se rabattait donc sur le pôle négatif de la dysthymie. C’est le bon sujet pour les sels de lithium.

On peut se demander à ce point pourquoi, après avoir vécu une expérience de jouissance, cet homme, au lieu de rechercher quelque jouissance ultérieure, tombe dans l’expectative d’une souffrance extrême. Pourquoi son besoin de déséquilibre exige cette espèce de balancement entre la jouissance éprouvée et une souffrance à venir d’un égal degré?

La cyclothymie répond sans doute, en plus qu’à une organisation endogène, hormonale, à un tropisme éthique, autrement dit à un rapport harcelant avec le réel. Comme l’aventurier, celui qui s’engage volontairement en guerre, où il s’expose à de grands dangers, mais aussi à des victoires éclatantes, le cyclothymique aussi sait que jouir et souffrir c’est vivre intensément sa vie. Une grande jouissance, tout comme une grande souffrance, constituent une discordance à l’égard de l’idéal de l’autarcie affective, de l’exigence de ne pas être trop affecté par le réel. Lorsque je pense à une certaine psychanalyse qui se donne pour objectif optimal la construction d’un Moi fort, ou d’un Soi cohérent, je songe aux musiciens qui dans le naufrage du Titanic continuaient à jouer comme si de rien n’était. Je ne sais pas si le comportement de ces musiciens fut “adaptatif” (comme le disent les psychologues évolutionnistes), ou si, au contraire, ils sont morts dans le naufrage ; l’autarcie affective consiste justement en ceci que, même dans la catastrophe, on continue à faire ce que l’on doit faire. Cette invulnérabilité au réel marque la stupidité héroïque d’un Moi fort. Mon analysant, au contraire, est marqué par un sentiment tragique de la vie, si par “tragique” on n’entend pas nécessairement une issue pénible, mais ce que Mounier appelait un « optimisme tragique » : le refus de se laisser aller à une vie satisfaite d’elle-même, la volonté d’aller hors de soi, autant dans la jouissance suprême que dans l’extrême désespoir. Certains sujets ne se résignent pas à vivre en accord avec leur milieu, ils ne vibrent qu’au contact avec le bruit du monde.

La théorie de l’information distingue les signaux du bruit. Lorsqu’on écoute de la musique enregistrée sur un dvd par exemple, on distingue aisément la musique des bruits éventuels dus à des fêlures ou à des imperfections du disque. La musique, c’est le signal qui nous intéresse, le bruit, c’est le désordre dépourvu de sens que nous essayons , dans la mesure du possible, d’écarter de notre perception. Or, selon la biologie moderne, chaque organisme est programmé pour répondre à des signaux qui proviennent de l’environnement. Ou, pour mieux dire, ce  que l’on appelle environnement n’est que l’ensemble des signaux auxquels nous répondons - ou pourrions répondre. L’environnement est ce qui du monde fait sens pour nous, il est pour ainsi dire une communauté de sens entre le sujet et le monde.

Il y a pourtant des êtres humains qui parfois s’intéressent même au bruit. Notre propre mort, entre autres choses, est ce bruit.

 

6.       « Douleur à l’état pur »

 

Ce bruit – ou réel – qui s’annonce, dans le rêve de Levi, comme un chaos ou comme un néant gris et trouble qui s’infiltre, semble renvoyer au chaos primordial, au désordre que les cosmogonies antiques plaçaient à l’origine du monde, pendant que la science moderne nous le promet, comme entropie, à sa fin. Le chaos est l’au-delà de tout ce qui peut recevoir de par le sujet forme et sens ; il est l’indescriptible, comme le dit Levi ailleurs, c’est de la « douleur à l’état pur ». Mais cet informe, ce réel à l’état pur, prend forme comme réalité des Camps : un évènement qu’on ne peut pas expulser et que le rêve n’élabore pas, mais re-présente incessamment. C’est dans cette forme que le réel s’impose au cœur même du sujet désirant, assujetti au Lustprinzip, comme souffrance absolue, comme « quelque chose en quoi l’on ne peut pas croire, mais il faut aussi s’en faire une raison ». La douleur comme indice du réel.

Cette jouissance comme efficience du réel, qui se soustrait à l’emprise du Lustprinzip, ne peut-elle s’exprimer que comme une indicible souffrance ? Il n’en est rien. Je me souviens d’une femme qui, à 51 ans, annonça à son analyste qu’en faisant l’amour avec un homme connu peu de temps auparavant elle avait éprouvé pour la première fois une jouissance réelle. Elle en était restée sidérée. Quelque temps après, pour la première fois dans sa vie, elle commença à délirer. Ainsi que la souffrance, la jouissance met le sujet « hors de soi », en ce sens qu’il ne peut plus rester dans les bornes de cette autarcie homéostatique que l’on nomme normalité, mais il doit vibrer avec tout son être au contact du réel.

 En effet, la théorie analytique, si centrée sur le sujet, a une issue paradoxale : on ne peut saisir les rêves de la réalité du Camp et de la maladie mortelle que comme jouissance, mais une jouissance qui n’est pas du sujet, ni de l’Autre, qui coïncide plutôt avec une souffrance hyperbolique du Moi. Le sujet souffre, mais il y a quelque chose en lui, qui quelque part – selon le paradigme freudien – doit jouir. Et ça jouit précisément du réel à cause duquel le sujet s’abîme dans la douleur. Peut-on accepter ce paradoxe ? Que pourrait être un quelque chose qui jouit au cœur même du sujet ?

Pourquoi, lorsqu’on voit des jeunes vivre en Arcadie dans la joie, ce crâne apparaît-il toujours pour gâcher la fête ? Qui ou quoi jouit de ce memento mori ? Ou bien, dans le rêve de Levi, qui ou quoi jouit de ce retour au Lager comme vérité ultime de l’existence ? Ou, si l’on veut, quelle économie pulsionnelle la survenance de l’indicible souffrance règle-t-elle?

Si maintenant certains analystes préfèrent le terme de “jouissance” à celui de “plaisir”, c’est parce que ce dernier relève de l’économique, tandis que la jouissance semble être quelque chose d’anti-économique, telle que la dépense de Georges Bataille. Si la jouissance est quelque chose d’extra-ordinaire qui échappe à l’économie domestique de la subjectivité, pouvons-nous dire que la pulsion de mort est cet extra-ordinaire ? La répétition de l’évènement ou de l’état traumatique, en un sens, révèlerait la puissance de Thanatos précisément dans la mesure où Eros fait son métier, qui est de rendre possible l’articulation du trauma, le rendre dicible, l’annexer à la subjectivité, en faisant de la blessure du trauma son bien le plus précieux. Parce qu’en dernière instance, la maîtrise ou la puissance que notre Moi poursuit est celle-ci : jouir de l’horreur que nous avons vécue.

 

7.       La jouissance de la blatte

 

Mais alors l’inconscient ne serait pas qu’une machine à former des illusions, il nous mettrait aussi en contact avec le réel, à savoir, avec une discordance absolue des choses par rapport à notre subjectivité.

Ce que Lacan a appelé “réel” pourrait être reformulé dans ces termes, comme ce qui n’a pas de sens, le bruit qui ne signale rien d’utile pour nous, et qui néanmoins nous capture - comme le camp d’extermination, ce bruit qui vient rompre la musique des signes. Mais cet intérêt pour ce qui ne devrait pas nous intéresser : le réel, d’où naît-il,?

 

Étant donné que Freud ne fournit aucune réponse à cette question, cherchons-la chez Nietzsche, où il parle de l’Éternel Retour du Même. Selon Nietzsche, on devient Übermensch, surhomme - j’aimerais mieux dire : un-homme-qui-va-au-de-là-de-l’homme – lorsqu’on s’affranchit de la rancune, de la contrainte du ressentiment, lorsqu’on accepte tout ce qui arrive, comme si nous l’avions voulu nous-mêmes, comme si nous étions prêts à tout revivre, éternellement, une infinité de fois. Après tout, cela nous arrive déjà à propos des évènements agréables, mais uniques : il nous semble qu’ils resteront avec nous pour toujours. Après que nous avons visité une fois la ville de nos rêves, elle nous paraît être avec nous à jamais. Nous pouvons dire qu’un certain évènement a changé notre vie parce que, même s’il a été fugace, c’est comme s’il se répétait toujours pour nous.

Dans le cas de Levi, il deviendrait un Au-delà-de-l’homme (Übermensch), dans la mesure où, paradoxalement, il pouvait assumer sa condition de victime comme le fait de sa propre volonté. Un absurde amor fati. Comment pourrais-je accepter d’avoir moi-même voulu - et voulu pour l’éternité ! – un évènement qui m’a vu dans le rôle de victime ? Mais au fond le rêve de Levi et celui de la maladie mortelle nous paraissent confirmer étrangement le paradoxe de Nietzsche. En rêvant du Camp – ou bien en désirant le Camp comme la condition authentique et fondamentale de son existence – Levi en fait l’objet d’une jouissance absurde, mais une jouissance qui n’est pas la sienne. Tout se passe comme si ces rêves, aussi anti-darwiniens qu’anti-freudiens, disaient : « Jouis de ton horreur ! ». Recommandation atroce, mais en fin de compte si ordinaire.

Il suffit de penser à ce que nous donne l’art. Depuis la tragédie grecque, l’art, la littérature, le cinéma n’ont fait que nous présenter les situations les plus effroyables. Je ne pense pas seulement au genre horror, mais à toutes les horreurs dont l’art ne cesse de nous faire jouir. Prenons une tragédie moderne, La métamorphose de Kafka (1915), où l’on représente la transformation en blatte de l’employé Gregor Samsa. Il n’y a pas ici de happy end qui compense l’angoisse du lecteur. Si aujourd’hui nous considérons ce conte comme l’un des chefs d’œuvre de la littérature mondiale, c’est évidemment parce que sa lecture nous fait jouir. Mais pourquoi nous fait-elle jouir ? Parce que ce conte est bien écrit ? Ou ne disons-nous pas plutôt qu’il est bien écrit parce qu’il nous fait jouir du fait qu’il nous met en contact avec l’horrible destinée de Gregor ? En effet, lorsque je l’ai lu pour la première fois dans mon adolescence, j’en ai tiré une vive jouissance. Qu’est-ce que me faisait jouir dans une telle histoire ? À cette époque je pensais : « Au fond nous tous sommes toujours des Gregor Samsa ». Non pas au sens où nous serons tous métamorphosés en insectes, mais au sens où notre existence d’insecte est réelle, où se montre la discordance abyssale d’avec ce que nous croyons d’être. Être un insecte est le bruit qui, en perçant le monde des signes, s’impose comme Éternel Retour. Instinctivement dans mon adolescence je ressentais que ma vie quotidienne était une trêve, au sens de Levi, pendant que le réel auquel Kafka m’avait réveillé était la condition de la blatte. L’histoire de Gregor Samsa n’est qu’une fantaisie, mais sa force apparaît dans le fait qu’elle nous jette à la figure une devise du même type que celle de Levi, « La guerre, toujours ». « Tu resteras toujours  blatte», « Tu ne quitteras jamais le Camp ». Le grand art nous fait jouir du réel non pas parce qu’il le symbolise, ni parce qu’il transforme les éléments « bêtas » en éléments alpha (comme le dirait W. R. Bion), ni parce qu’il nous permet de le maîtriser, mais parce qu’il nous éveille à l’horreur du réel. Dans ce réveil, il nous berce par un frisson qui nous fait glisser de l’horreur au plaisir.

 

8.       Un animal pas totalement aveugle

 

Les psychologues disent d’habitude : « L’art transforme l’effroi, le transfigure artistiquement ». L’art aurait ainsi la même fonction du rêve. Mais il n’en est rien. Le grand art ne nous rend pas la souffrance agréable grâce à une sorte de transfiguration, il nous propose plutôt la souffrance même de telle façon que nous puissions en jouir. L’art re-présente, présente à nouveau l’évènement insupportable en lui donannt un cadre qui nous permette d’en  jouir. L’art ne transfigure pas la douleur, mais la propose à nouveau sous la forme de ce dont on peut jouir, à la distance convenable entre être et représentation. Il la propose et la propose encore, comme un réveil du rêve heureux, alors qu’elle reste un rêve. Par analogie, le vrai rêve peut nous représenter l’horreur parce qu’une partie de nous, celle qui peut dire : « ce n’est qu’un songe », sait qu’elle rêve.

L’être humain est un animal étrange, qui ne s’intéresse pas seulement à son environnement, à ses objets et instruments, mais aussi au réel. Il est convié par le réel, mais cette invitation l’oblige. Par réel, je n’entends pas ces réalités objectives auxquelles nous devons de toute façon nous plier : notre condition mortelle, la perte d’un être aimé, le poids de notre passé qui nous écrase, etc. Le “réalisme” que Freud nous permet d’évoquer ici n’est nullement le respect pour l’objectivité. Au fur et à mesure que le temps passe pour moi, les êtres humains m’apparaissent de moins en moins comme des êtres objectifs, réalistes et équitables. Nous sommes tous aveuglés par le Lustprinzip. Même ce que je dis ici sur la sortie de l’illusion des signes est à son tour une illusion, donc même ce dont je parle comme étant au-delà du Lustprinzip, n’est pas au-delà du Lustprinzip… Le réel dont je parle représente la plus grande discordance avec notre foyer et notre sécurité, il est ce que nous voulons ignorer, rejeter, évacuer.

Les rêves dont j’ai parlé pourraient finalement vouloir dire : « Tu as été enfermé dans Auschwitz : ce fait, tu ne pourras jamais le rejeter parmi les ombres du passé. Tu y seras enfermé éternellement. » « Tu as péché, donc tu mourras. Tu vivras à l’ombre de ta mort à venir ». Ces rêves, en nous proposant toujours à nouveau ce que de toute façon nous ne pourrions éviter – le passé qui nous a blessés, le futur qui nous effacera – nous proposent la jouissance de l’Éternel Retour de l’horreur. « Cherche à jouir de ton réel ! » Voilà l’immense tâche dont nous ne sommes souvent pas à même de nous acquitter.

 

BENVENUTO, S. 2005.  « Freud e il masochismo » in Perversioni. Sessualità etica psicoanalisi, Torino, Bollati Boringhieri. Tr. Angl. « Freud and Masochism », European Journal of Psychoanalysis, 25, 2007/2,http://www.psychomedia.it/jep/number25/benvenuto.htm

 

DERRIDA, J. 1996. “Résistances” in Résistances de la psychanalyse, Paris, Galilée.

 

FOCCHI, M. 2000. Il buon uso dell’inconscio, Roma, Editori Riuniti.

 

FOCCHI, M. 1998. Impossibile evadere, “Ornicar ?” Digital, N. 24, 28 octobre 1998, AMP/WAP.

 

HEIDEGGER, M. 1971. Nietzsche, Paris, Gallimard.

 

KAFKA, F. 1915. La métamorphose, Paris, Gallimard, 1938.

 

LEVI, P. 2005. La trêve, in Oeuvres, Paris, Robert Laffont.

La tregua (1963);

 

PANOFSKY, E. 1962. “’Et in Arcadia ego’: Poussin e la tradizione elegiaca” in Il significato nelle arti visive, Torino, Einaudi.

 

Mots-clefs : Traumatisme de l’Holocauste – La théorie freudienne de die Lust - Rêves réfutant la théorie analytique – La souffrance comme jouissance – Art, rêve et jouissance

 

Résumé: Dans cet essai l’auteur part d’un rêve de Primo Levi, concernant son expérience à Auschwitz, pour s’interroger sur la théorie freudienne du rêve; une théorie que, à la différence de Popper, il considère réfutable. Il pense que la théorie de Freud dans son ensemble est basée sur un présupposé fondamental : que l’être humain trouve dans die Lust (à la fois désir et jouissance) son essence, et que donc tout dans sa vie – y compris les rêves – expriment cette essence. L’auteur, en se référant à des écrits de Freud et à des exemples artistiques et littéraires (les tableaux “Et in Arcadia Ego”, La métamorphose de Kafka), cherche à montrer dans quel sens la recherche apparente de souffrance lie l’être humain au souci du  réel, et donc à la reconnaissance de sa propre mort. Ce qui implique que l’inconscient n’est pas simplement l’effet d’une machine à jouir, mais qu’il exprime aussi le tropisme humain pour le réel.

 

Title : « There is always war ». Dreaming the Real

 

Keywords : Trauma of the Holocaust – Freudian Theory of die Lust – Dreams refuting Analytic Theory – Sufferance as Enjoyment – Art, Dreaming, Enjoying

 

Summary: In this paper the author, starting from Primo Levi’s dream concerning his experience at Auschwitz, questions the Freudian theory of dreams, which, unlike Popper, he considers refutable. He believes that Freud’s theory as a whole is grounded on one basic assumption, that is, die Lust (both desire and pleasure) is the essence of a human being, so that all aspects of her life – dreams included – express this essence. The author, citing some of Freud’s writings as well as some artistic and literary examples (“Et in Arcadia Ego” paintings, Kafka’s Metamorphosis), tries to show in which sense the human being’s apparent search for sufferance links her to a certain concern for the real, and thus to an acknowledgement of her own death—which implies that the unconscious is not simply the effect of an enjoyment machine, but also expresses a human leaning towards the real.

 



[1] Comme j’ai essayé de le montrer ailleurs : Benvenuto (2005).

 

[2] Le thème de la pulsion de répétition comme résistance radicale a été abordé par Derrida (1996).

 

[3] Selon la définition de Heidegger (1971, vol. 2).

[4] L’iconographie de ce genre de peinture a été analysée par E. Panofsky (1962).

 

[5] Cf. aussi Focchi (1998).

 

[6] « Guerra è sempre ». Je modifie ici la traduction française, qui dit “La guerre est éternelle” (Levi 2005, p. 191)

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