Fluxury by Sergio Benvenuto

La modernité et le réel Mar/03/2017


 

A l’exposition Dokumenta de Kassel en 1997, les visiteurs semblaient particulièrement attirés par une œuvre de Michelangelo Pistoletto. Il s’agissait d’un ample miroir rectangulaire posé au sol. Les gens regardaient leur reflet dans le miroir, et cette expérience les déstabilisait, parce qu’on ne se regarde jamais d’en bas. La chose la plus familière du monde – se regarder dans un miroir – devenait ainsi quelque chose de unheimlich, de dépaysant.

Or, le miroir ne peut manquer d’évoquer une certaine ironie philosophique : cet objet est le symbole le plus éloquent de tout l’art représentatif, classique, qui se voulait justement le reflet fidèle et vraisemblable du monde, speculum mundi. Le fait de rencontrer ce miroir dans une position inhabituelle nous rappelle certains raccourcis vertigineux du xviiie siècle, par exemple chez Tiepolo, où des anges, des nymphes, des Icares, déesses, ou putti frétillants semblent tomber sur nos têtes depuis des plafonds couverts de fresques dans un déluge de cuisses, de sexes et de couleurs. Il y a pourtant une différence entre les tourbillons aériens du xviiie siècle et la disposition excentrique du miroir de Pistoletto –  et la modernité consiste justement en cette différence.

Mais qu’est-ce que la modernité, ou l’art d’avant-garde, comme nous pourrions aussi l’appeler ? Pour répondre à cette question, nous n’avons d’autre choix que de réfléchir sur l’essence de l’art moderne.

 

1. Idoles et idées

 

           Pour comprendre le modernisme en art – aujourd’hui, à l’heure de son déclin – il convient d’abord de comprendre ce qu’était l’art classique, celui que le modernisme a entendu subvertir, déconstruire, renverser ou tourner en dérision. Par art classique, nous désignons l’art que l’Occident considère comme son patrimoine artistique le plus haut, son Canon : l’art de la Grèce et de la Rome classiques, puis, du xiiie au xviiie siècle, l’art réaliste qui a atteint ses sommets avec les grands Italiens et les grands Flamands et Hollandais. Le Canon musical est celui de la musique dite tonale, de Monteverdi jusqu’à Wagner, en passant par la révolution mozartienne, tandis que le Canon littéraire se confond avec le récit réaliste, des recueils de nouvelles du Moyen-âge tardif (Boccace, Chaucer) aux grands romanciers du xixe siècle. En théâtre, il embrasse une période qui va du miracle de la Londres élisabéthaine, jusqu’aux bouleversements engagés par Tchékhov et Wedekind. En poésie enfin, des grands poèmes de la Renaissance (Boiardo, l’Arioste, le Tasse, Milton) à la grande poésie romantique du xixe.

Limitons-nous ici à la peinture et à la sculpture classiques. A quoi aspiraient-elles? Je répondrais avec deux mots grecs : eidolon et eidos ; deux mots qui avaient deux significations philosophiques opposées, même s’ils ont la même étymologie et qu’ils se ressemblent comme deux frères. Ils désignent, d’une part, les images sensibles, les reproductions simulées, les représentations vraisemblables (εδολα) ; de l’autre la forme essentielle, profonde, l’aspect intelligible des choses (εδος ou ιδα). Du premier terme viennent “les idoles”, les images mensongères de la divinité, devenues objet de culte. Du second terme viennent nos “ idées”, même s’il s’agissait pour Platon des essences formelles des choses. Platon nous poussait à nous méfier des eidola – des images qui semblent vraies mais qui ne sont en fait que des images – et de tendre à l’eidos – aux formes essentielles qui transparaissent dans les choses sensibles mais qui ne sont pas elles-mêmes des objets sensibles. Et pourtant, l’âge classique a été aristotélicien, et non platonicien : il a misé sur la mimesis, sur l’imitation comme eidola, en somme sur la simulation ou la vraisemblance.

En effet, notre Canon artistique a misé sur la représentation la plus vraisemblable possible du monde visible, et ce pour idolâtrer, à travers l’art, le monde des objets visibles (ce n’est pas un hasard que les religions iconoclastes, comme l’Islam, considèrent comme idolâtre la représentation de n’importe quelle chose, et pas seulement de la divinité). L’Europe, en sortant du “platonisme” médiéval, a d’abord adopté la perspective linéaire, aérienne donc. Déjà au xviie siècle, les artistes européens étaient capables de représenter le sensible avec une vraisemblance si convaincante qu’il sera impossible, même pour leurs successeurs, de la surpasser. Pourtant, une reproduction de type photographique, idolâtrique, n’était absolument pas le but unique des arts du Canon. Aujourd’hui aussi nous avons des formes de réalisme minutieux : mais nous considérons à juste titre comme moderniste – c’est-à-dire provocateur – cet hyperréalisme. L’art classique a toujours eu la prétention de rendre manifeste l’eidos de l’eidolon (la forme du sensible) : une forme secrète, un aspect idéal du sensible même, ou encore quelque chose d’invisible qui organiserait le visible. Le devoir de l’art était de rendre manifeste et rayonnant ce quelque chose[1].

Prenons les nombreuses Vierges à l’Enfant de la peinture catholique. Ce que nous devons apprécier dans ces tableaux n’est pas la simple reproduction d’une femme vêtue avec un manteau bleu et de son marmot. Ces tableaux aspirent à nous révéler l’eidos même de la maternité, sa forme essentielle, sa divinisation. La mère et son fils sont sacrés pour la seule raison que, dans le fond, la peinture classique sacralise le rapport mère-fils, comme elle sacralise tous les objets qu’elle trouve dignes d’être représentés. C’est ce qu’avait bien saisi Walter Benjamin[2] en remarquant qu’au fond tout l’art classique – selon lui, c’était l’art avant la reproductibilité technique des œuvres – était au fond théologique, sacralisant.

A partir d’Aristote, il a été fait remarquer que l’art n’est pas seulement mimesis des êtres sensibles, mais qu’il ne nous convainc que dans la mesure où il arrive à transfigurer les êtres représentés ou simulés. L’art classique a rarement représenté la Transfiguration du Christ, étant donné l’extrême difficulté de représenter en termes visibles quelque chose qui défie et qui dépasse notre capacité à la voir, mais dans un certain sens, nous pouvons dire que tous les tableaux et sculptures de l’époque classique de l’art européen sont des Transfigurations : il ne suffit pas de faire des mimesis du monde visible, il faut révéler en lui un eidos qui, ipso facto, est identifié avec le divin.

Le regard de l’artiste classique découvre et invente un sens et une forme au monde – en somme, il l’interprète. L’art classique spiritualise les choses en les représentant sous une belle forme. Au Moyen-âge, cette spiritualisation était signifiée à travers le fond or, qui devait faire glisser les couleurs des idola dans la lumière, c’est-à-dire dans l’élément qui rend les choses visibles tout en étant lui-même invisible. Quant à l’art de la Renaissance, comme celui qui lui succède directement, il n’est pas simplement vraisemblable (idolique), il est aussi idéaliste (eidetique). Car l’art classique ne représente pas cet eidos des choses comme s’il s’agissait d’un objet, il entend le manifester. La beauté – à la fois celle de l’objet représenté et celle de l’œuvre – consiste en cette manifestation.

           On nous objectera que le classicisme ne représentait pas seulement des objets beaux ou sublimes, qu’il s’appliquait aussi à représenter du mieux qu’il pouvait des natures mortes ou des personnages du commun (surtout dans la tradition flamande), et aussi les nains et les éclopés de Velasquez ou de Goya, en somme des objets humbles. Un verre, un citron, un vase avec des fruits, des couverts, toutes ces choses que nous utilisons normalement sans les admirer. Comment faisait alors le peintre de natures mortes pour réveiller ces choses à notre regard? Tous ces objets humbles deviennent intéressants grâce au regard du peintre, qui interprète l’objet. En soulignant des analogies entre les tonalités de couleur de la pomme et la fourchette d’argent, par exemple, le peintre semble nous dire : “jouissez de mon regard d’artiste sur ces choses que vous voyez tout le temps mais que vous ne regardez jamais!” L’intention de l’artiste est de faire resplendir ces objets prosaïques comme si c’étaient des images de Vénus ou de l’Empereur. C’est pour cette raison que l’art classique, figuratif, n’est jamais simplement vraisemblant : dans la représentation, il a toujours l’ambition de manifester une essence et de le faire glorieusement. L’artiste classique obtient la gloire en glorifiant le monde, si humble et laid soit-il.

 

2. Réflexion du langage

 

           La modernité commence – plus ou moins avec Rodin et Medardo Rosso en sculpture, avec Cézanne et Van Gogh en peinture – quand l’artiste cesse d’avoir comme fin essentielle la représentation de l’objet et se met à refléter la représentation elle-même. Quand l’art s’applique à être autoréférentiel. Comme l’a bien vu José Ortega y Gasset, et ce déjà en 1925[3], “ l’art des jeunes ” – comme il l’appelle – prend pour thème le miroir, et perd ainsi sa transparence. L’art classique, comme reflet de la réalité, même idéalisée, était comme un miroir : quand nous regardons dans le miroir nous ne regardons pas le miroir, mais l’image qu’il reflète. L’art du Canon est transitif, il nous amène à l’objet représenté, cherchant à nous faire oublier le miroir, et ainsi à nous faire oublier l’art et son caractère artificiel. Nous apprécions l’art dans la mesure où, à première vue, il se fait oublier. L’artiste moderne, au contraire, même quand il imite des objets sensibles, attire notre attention sur le miroir lui-même, c’est-à-dire sur l’art. Sur le miroir, et non sur ce qu’il reflète. Il nous rend manifeste le travail de l’artiste, ses matériaux, les formes qu’il a choisies. L’art moderne se réfléchit et réfléchit sur lui-même en tant que travail, techne, artisanat, choix de modèles, trucs. Dans les événements artistiques récents, c’est souvent l’artiste lui-même qui s’offre en pâture au public comme corps matériel et vivant : c’est l’artiste, et non plus le monde qui lui fait face, qui devient donc le spectacle et l’œuvre. En termes plus formels, disons que le vrai thème de l’art moderne, ce ne sont pas les objets sensibles mais le langage même de l’art – Wittgenstein dirait son jeu linguistique[4]. Son thème est le jeu linguistique spécifique à chaque art (peinture, sculpture, architecture, musique, etc.), mais aussi l’art en général comme langage, comme expression d’une forme de vie que nous appelons artistique. Alors que le classicisme entendait manifester l’eidos du visible, la modernité entend manifester l’eidos de l’art lui-même.

Cela devient évident dans l’art abstrait, qui renonce tout à fait à évoquer des objets reconnaissables : en nous présentant des formes et des couleurs qui ne représentent rien, l’artiste abstrait nous dit, de la manière la plus claire qui soit, que ce qui compte est de manifester l’essence (eidos) de la peinture : et n’est-elle pas, essentiellement, formes et couleurs sur une surface? Le tableau ne se transcende plus dans l’objet qu’il représente, il se retire dans l’immanence de ce qui est : l’art devient une méditation sur l’art et non plus une glorification du monde.

Ceux qui ne comprennent pas l’art moderne pensent que le modernisme relève de “l’art pour l’art”. En réalité le modernisme est méta-artistique, il est l’art de l’art. Paradoxalement, l’art moderne – justement parce qu’il a fleuri à l’époque de l’ascension des démocraties[5] – est un art aristocratique, en cela qu’il s’adresse à l’élite des artistes : le spectateur la comprend, il peut en jouir, dans la mesure où lui-même perçoit en artiste. On pense qu’en dehors de cette aristocratie – dans laquelle le spectateur s’élève au rang de l’artiste, et non l’inverse – il y a le Kitsch, l’art pour les masses consommatrices. Dans l’art classique, on devenait un grand artiste en faisant un beau portrait du prince, aujourd’hui, on le devient en s’offrant soi-même comme prince et comme principe artistique à un public qui ipso facto fait partie de la cour. Sans oublier que l’artiste d’aujourd’hui a besoin de son Lord Chambellan, le grand critique.

           Il suffit de penser à l’œuvre du prince de l’art du xxe siècle par antonomase : Picasso. Dans ses portraits les plus connus, le visage est bouleversé: la place du nez, des yeux, de la bouche, etc., sont échangés. Pourquoi cette déformation nous apparaît-elle si paradigmatique de la modernité? C’est parce que, renonçant à l’idéal de vraisemblance, Picasso nous dit “la peinture n’est qu’artifice!” L’artiste choisit son “langage”, qui est aussi arbitraire que l’est tout signe linguistique pour Ferdinand de Saussure : il le choisit, non pas parce qu’il est le plus adapté pour simuler les objets du monde, mais parce que c’est son langage. En agissant de manière aussi arbitraire, le peintre, parallèlement, démasque les règles linguistiques secrètes de l’art classique : l’eidos que ce dernier prétendait dévoiler n’était rien d’autre que son code culturel –  un ensemble de conventions, un jeu linguistique. Au fond, Picasso nous dit : “chaque artiste, même classique, est comme moi : il n’imite pas, il est cohérent avec ses propres règles”.

 

3. Aller vers les choses elles-mêmes

 

           Mais, de la même manière que pour le classicisme, refléter les choses sensibles n’était qu’un aspect du projet, pour la modernité, on ne peut pas se contenter de refléter l’art et ses langages. Justement parce que la représentation adéquate des objets n’est plus essentielle, et que c’est plutôt l’art qui est représenté, le modernisme aspire à nous présenter quelque chose. Il ne s’agit pas de nous présenter les objets sensibles eux-mêmes, car ceux-ci ne peuvent être que re-présentés, imités : le modernisme aspire à nous mettre enfin en contact avec la réalité des choses.

Prenons les paysages de Cézanne. Qu’arrive-t-il, par exemple dans ses diverses versions de la Montagne Sainte-Victoire, pour qu’on puisse dire que Cézanne marque une coupure avec tous les paysages de l’art précédent? En apparence, il s’agit toujours d’art imitatif : la montagne Sainte-Victoire en Provence est l’objet de la figuration. Mais nous sentons que Cézanne ne vise plus, à travers cette représentation, à manifester l’essence (eidos) de la Belle Montagne derrière cette montagne spécifique : elle nous apparaît comme une figure géométrique dénuée de vie pittoresque, comme un mont lunaire qui semble être regardé pour la première fois par un être humain. C’est-à-dire que Cézanne cherche à renoncer au regard artistique sur le monde – qui idéalise et qui sublime – pour nous faire rentrer en contact avec les choses elles-mêmes, dans un rapport dépouillé, sévère, dur. C’est une représentation inhumaine de la nature, d’une nature qui n’a pas encore été colonisée par l’homme ni par son regard : une initiation mystique au réel avant ou au-delà de toute représentation qui puisse l’interpréter et la subjectiver. Comme la phénoménologie en philosophie (Husserl, Heidegger, Merleau-Ponty), Cézanne voulait aller vers les choses elles-mêmes[6]. C’est pour cette raison que Cézanne avait l’habitude de dire, en parlant des impressionnistes : “ils font un tableau, moi je fais un bout de nature”.

           Et pourtant, cet engagement vers le réel peut passer par une géométrisation de la nature ; on la fait voir comme une composition harmonique de cônes, cubes, cylindres. Comme déjà Galilée, Cézanne voit la nature écrite géométriquement. Reflétant justement l’artificialité de la représentation du monde, Cézanne – comme chaque moderniste le fera, à sa manière – nous donne l’intuition que la nature réelle n’est pas celle que la tradition artistique idéalise, transfigure, “formate”. Il rompt avec l’académisme de l’art classique, c’est-à-dire avec la tendance à représenter comme les Maîtres, lorsque l’on pensait que leurs canons révélaient l’eidos même du visible.

Alors que le classicisme était un art de la représentation, qui visait à faire apparaître l’essence des objets sensibles, la modernité est un art de la représentation de l’essence de l’art, qui vise à nous mettre directement en contact avec le réel. Dans la mesure où ce réel est avant tout le travail même de l’artiste, les avant-gardes peuvent être vues comme une sorte de “socialisme esthétique”. Le socialisme a dit, en substance, qu’il n’y a pas que les produits de consommation qui comptent, mais qu’il faut regarder le producteur, son travail, qui coûte tant de peine et qui est si mal payé. De manière analogue, le modernisme pousse sur le devant de la scène der Arbeiter[7], le producteur et la production, c’est-à-dire ce que le classicisme faisait tout pour cacher derrière la splendeur du produit final. La modernité peut donc être définie de manière oxymorique, comme à la fois aristocratique (un art pour les artistes) et socialiste (le travail artistique est mis au premier plan) – en tout cas elle n’est pas vraisemblable, objective, en somme elle n’est pas bourgeoise. Le paradoxe, c’est que le modernisme anti-bourgeois fleurit justement à l’époque du triomphe de la bourgeoisie capitaliste (alors que les pays du “socialisme réel” ont toujours rejeté le modernisme comme “art dégénéré”).

           Nous saisissons ici la portée déconstructive de la modernité dans son rapport au Canon : cet eidos ou essence des choses (à la limite divine) que le classicisme voulait manifester n’est en réalité... qu’un artifice. Cette forme séduisante du monde qui nous envoûtait tant chez Michel-Ange ou Caravage se révèle comme langage et comme histoire, c’est-à-dire tout simplement comme art.

 

 

4. Glorieuse praxis

 

 Pour comprendre le tournant de l’art moderne, il faut revenir à une distinction qu’on doit à Aristote, mais qui irrigue de façons multiples une grande partie de la culture occidentale : celle qu’il fait entre poiesis (production) et praxis (action, activité). « La praxis n’est pas une production, et la production n’est pas une praxis »[8]. Les hommes libres, tout comme les esclaves ou les animaux, peuvent produire des objets, mais la chose produite finit par se disjoindre de la praxis nécessaire à sa production : dans la production, seul le résultat compte. La praxis, au contraire, est une spécificité de l’être humain, en particulier de l’homme libre et créatif : elle trouve sa fin dans l’activité elle-même, le bien agir, l’eupraxia. L’activité politique et la recherche philosophique de la vérité sont le paradigme de la praxis – activités d’êtres humains entiers, c’est-à-dire de citoyens libres. Dans la praxis, l’être humain (le citoyen libre) vise le plaisir, certes, mais le sien propre ; ou la gloire gagnée par les actions éthiques et courageuses ; ou alors la contemplation, pour le philosophe – pour les Anciens même la contemplation est une praxis.

Or, il se trouve que pour Aristote la techne – qui en grec signifie la technique tout autant que l’art – n’est pas une vraie praxis, mais seulement une poiesis, une production. L’ars – qui correspond en latin à la techne – signifie aussi à la fois art et technique. À l’époque, au sein de l’art tel que nous le concevons aujourd’hui, la façon dont le producteur parvenait à produire son produit n’avait aucune importance. Ce n’est pas par hasard qu’Aristote a écrit Poietiké, que nous traduisons par “poétique”, mais qui signifie plus exactement la “façon de produire des produits”, dans ce cas particulier des textes tragiques. En réalité, Poietiké est un texte qui énonce les conditions nécessaires pour obtenir les produits les plus réussis de la techne littéraire, sans jamais prendre en considération la praxis spécifique de l’écrivain. Ce qui compte dans toute poiesis, c’est le résultat ; c’est-à-dire les effets sur le spectateur. Le poète (mais on pourrait avoir un discours semblable pour le peintre, le potier, l’architecte, etc.) produit des textes dont le but (telos) consiste à susciter certaines émotions spécifiques, agréables, chez le spectateur (dans le cas du spectateur tragique, il faut lui procurer la katharsis de la pitié et de l’angoisse).

           Certes, à la Renaissance, la distinction entre poiesis et praxis semble s’émousser : on célèbre alors la production artistique, beaucoup plus que dans la conception antique en général, qui faisait de l’artiste et de l’écrivain de simples “techniciens”. Par exemple, on commence à s’intéresser au plaisir de l’artiste lui-même, et pas seulement aux plaisirs que son œuvre procure aux spectateurs. On disait ainsi que Paolo Uccello ne daignait pas manger quand il peignait, et qu’il s’exclamait extasié “qu’est-ce qu’elle est belle, la perspective!”. C’est le moment où la jouissance créatrice de l’artiste rentre en jeu. Par ailleurs, avec la Renaissance, le grand artiste s’assure la gloire, comme le grand chef de guerre. En outre, la production artistique assume les traits nobles de la contemplation : Piero della Francesca est un mathématicien, Léonard de Vinci est aussi un homme de science, Michel-Ange étudie l’anatomie humaine, l’artiste est influencé par des écoles philosophiques, etc. Les langues modernes ne s’y trompent pas, qui commencent à faire une nette distinction entre « art » et « technique ». En somme, l’artiste, après le Moyen-âge, devient lui aussi un homme de praxis. Et pourtant la fin ultime de cette praxis est toujours un produit artistique, quelque admirable et glorieux qu’il soit. Le plaisir de l’artiste réside tout entier dans la production de son œuvre, sa gloire est due à son œuvre, et sa contemplation se matérialise dans l’œuvre. Depuis la Renaissance, jusqu’à l’art populaire et industriel d’aujourd’hui, la praxis antique est réinterprétée comme une activité productive, une industrie: la praxis la plus noble est celle qui produit des choses nobles, comme les œuvres d’art, précisément. La praxis est alors assujettie – conceptuellement et politiquement – à la poiesis. On annonce déjà la conception typique de la bourgeoisie capitaliste, pour laquelle la vraie praxis est productive. Il faut produire des choses – marchandises, œuvres, théories, idées, etc. – qui puissent avoir une forte valeur d’échange, un succès de masse.

Avec ce qu’on nomme modernisme, on assiste à un autre tournant : même quand l’art continue à produire des œuvres admirables, ce qui compte désormais c’est la praxis qui a conduit aux œuvres. L’artiste n’est plus, dans son essence, un producteur qui vise à provoquer un certain type d’émotions plus ou moins agréables chez le public : ce qui compte désormais, c’est son plaisir dans l’agir artistique. Et sa gloire ne s’appuie plus sur une reconnaissance par le grand public : elle provient seulement de la reconnaissance de ses pairs, « artistes » de profession ou d’esprit – collectionneurs, galeries, musées – c’est-à-dire d’une élite de spécialistes. L’artiste moderniste peut même, et doit dans certains cas, se vanter de n’être pas compris, d’être méprisé ou tourné en ridicule par la « masse ». Quand l’œuvre nouvelle, de rupture, est sifflée par un public furieux, c’est encore la saga glorieuse du modernisme : lancer de tomates et insultes pour les spectacles futuristes italiens, sifflets à la première du Sacre du printemps de Stravinski à Paris, échauffourées pour la projection de L’Âge d’or de Buñuel et Dali, réactions scandalisées quand Gino de Dominicis expose un homme « mongolien » (syndrome de Down) à la Biennale de Venise, etc.

Dans cette perspective, l’œuvre finale en elle-même perd de son importance : le produit artistique proprement dit n’est admiré qu’en tant qu’il est trace, souvenir de l’acte artistique lui-même. Pour cette raison les cas extrêmes d’avant-gardisme sont les plus significatifs. Quand Duchamp expose l’urinoir, ou quand Manzoni vend sa Merda d’artista, il est évident que le produit ne compte pas : ce qui compte c’est l’acte – et la jouissance – de l’artiste, qui ose proposer quelque chose de dégoûtant au public. Quand Malevitch peint son Carré blanc sur fond blanc[9] en 1918, ou quand Cage « exécute » la minute de silence, l’œuvre se réduit à rien ou presque. Sans parler de l’éloge de la page blanche de Mallarmé. Il n’y a presque plus de poiesis : le produit est presque entièrement ravalé par l’agir.

Même dans des formes modernistes plus modérées, on constate que le produit est de moins en moins séparé de la praxis et que c’est la praxis de l’artiste qui surgit au premier plan. Prenons Giorgio de Chirico. En apparence, ses tableaux sont figuratifs et plutôt traditionnels, exécutés avec un certain scrupule académique, agréables à regarder, divertissants. Il est même possible de les recevoir dans l’optique du classicisme tardif, c’est-à-dire comme des objets produits plutôt que comme les traces d’une praxis. Alors, qu’y a-t-il de spécifiquement moderniste dans ces tableaux ? Le fait que, par exemple, en lieu et place des héros classiques, on voit apparaître des mannequins. C’est une façon très claire de lever le masque : les figures classiques n’étaient que des fantoches, des artefacts, des fictions. L’irruption du mannequin dans ces tableaux qui, par ailleurs, représentent des places et des décors classiques, hérités de la Renaissance, ou des hauts-fourneaux (c’est-à-dire les cathédrales modernes), c’est un fait de praxis : l’artiste semble dire, à voix haute, « les produits de l’art classique ne sont que des mannequins ! » En fin de compte, il s’agit d’admirer non pas la façon dont de Chirico nous représente des mannequins et des places désertes, mais plutôt l’acte osé de superposer des places désertes et des mannequins, c’est-à-dire de dénoncer l’artifice de l’art classique, sa volonté de faire oublier l’acte et l’artiste. En exposant un produit qui au fond ridiculise le produit excellent, le peintre métaphysique montre la praxis de l’ironie autour du produit excellent – c’est en cela que consiste, justement, son excellence.

 

 

5. Domestication des miroirs.

 

           Revenons au miroir de Pistoletto. Grâce à cette œuvre minimale, pour ne pas dire minimaliste, on perçoit l’artificialité des miroirs : au fond on les dispose toujours pour nous offrir un simulacre idéal de nous-mêmes. C’est pourquoi on ne trouve presque jamais de miroirs au plafond (sauf dans les bordels) ou par terre : on les trouve toujours face à nous, disposés de manière à nous offrir une image frontale, comme dans les mosaïques byzantines, sur les portraits classiques en buste ou les photos d’identité. Nos décorateurs font de leur mieux pour nous épargner des aperçus embarrassants de nous-mêmes. Au contraire de ce que disait Cocteau (« Les miroirs feraient bien de réfléchir un peu plus avant de renvoyer les images »[10]), les miroirs de notre environnement habituel réfléchissent beaucoup trop avant de nous réfléchir. Les miroirs qui nous entourent sont bien élevés : leur capacité purement optique de reproduction est encadrée par des règles implicites de disposition. Il y a un langage jusque dans la réflexion optique, comme dans les styles photographiques. Or, la modernité est avant tout une dénonciation de cette « politesse » : elle nous répète sans cesse que la reproduction artistique, spéculaire du monde est en réalité un jeu linguistique. Mais nous avons vu que la modernité – et donc aussi le miroir de Pistoletto – prétend au fond nous confronter avec quelque chose d’enfin réel.

           Dans la mesure où nous nous regardons dans un miroir posé sur le sol, ce que nous considérons comme vulgaire – nos pieds, nos jambes, nos parties génitales – apparaît ici au premier plan (je laisse seulement imaginer ce qui a pu arriver à Dokumenta quand une jeune fille en mini-jupe apparaissait près du miroir...) ; au contraire, ce dont nous sommes le plus fiers, notre tête, avec le cerveau qu’elle contient, apparaît ici au deuxième plan, dans le lointain, comme dans les statues de Giacometti, qui ont des grands pieds et des toutes petites têtes. Nous cessons d’avoir une image « idéale » de notre corps – nous pouvons donc cesser de l’idolâtrer. C’est justement parce que cette image pistolettienne de notre corps ne correspond pas à notre image du Corps que nous avons finalement le pressentiment du corps réel. Avec son miroir, Pistoletto vise à nous révéler notre corps comme réel et non comme idéal. Le réel est justement ce qui ne s’épuise pas dans les images retouchées que nous avons de lui : c’est l’outre-horizon que nous ne cessons de découvrir, parce qu’il ne s’identifie pas à l’idole que nous nous en sommes fait. C’est ce qui ne nous apparaît pas normalement, qui nous apparaît au-delà de toute norme représentative. À sa façon, Pistoletto poursuit lui aussi l’utopie de Cézanne : il cherche à nous initier à la réalité du monde plus qu’à nous en donner une nouvelle image inédite, originale.

           La modernité est donc à la fois dénonciation de l’artificialité de l’art et initiation mystique au vrai réel. Ce réel qui nous est presque balancé à la figure peut varier d’un artiste à l’autre : il peut s’incarner tour à tour dans le travail de l’artiste, les matériaux qu’il utilise, une qualité invisible de la nature, les machines et la forme de vie technologique qui nous dominent, la Vie qui anime secrètement le monde, le mal-être de l’art dans une société divisée en classes, etc. Ce sont des choses qui ne peuvent être représentées, mais que l’art moderne entend nous montrer à travers le parcours ironique de la réflexion de/sur l’art lui-même. Le réel est l’invisible que vise la modernité à travers sa critique du visible.

 

6. Toilettes

 

           Une grande partie de l’art contemporain semble s’être convertie aux installations : on ne peut plus désormais assigner l’œuvre à une des formes classiques (peinture, sculpture, architecture, tapisserie, photographie, etc.), elle s’affirme comme œuvre totale. Le miroir de Pistoletto appartient à cette catégorie. L’idée du miroir sur le sol aurait tout aussi bien pu venir à Duchamp ou à Man Ray. La consécration des installations assoit le triomphe du dadaïsme comme modèle de la modernité. En effet, c’est Dada qui a renoncé à tout idéal d’art pur (pure peinture, pure sculpture, etc.), parce qu’il ne voulait pas d’une forme artistique nouvelle mais plutôt l’anti-art. Comment dès lors ces œuvres de type dadaïste peuvent-elles encore réfléchir (sur) les jeux linguistiques spécifiques à l’art ?

           Arrêtons-nous un instant sur une des premières installations : l’acte ultra-célèbre de Duchamp, accompli en 1917, quand il expose un urinoir américain sous le titre de Fountain. Pourquoi cet urinoir nous apparaît-il encore aujourd’hui comme un événement aussi crucial ? Qu’est-ce que Duchamp a vraiment fait ? 

           Il ne faut pas oublier que Duchamp a présenté l’urinoir comme une fontaine, c’est-à-dire non pas comme une œuvre sculpturale au sens strict, mais comme de l’« art décoratif ». Comme les fontaines classiques sont aussi des objets d’usage, ce sont des œuvres à mi-chemin entre architecture et sculpture. Comme une architecture, la fontaine a une fonction pratique : elle doit faire jaillir des jets d’eau, on doit pouvoir y boire. Dans La Dolce Vita, Fellini a montré qu’on peut aussi se mouiller et s’embrasser dans une fontaine. Mais la stratégie de l’art classique consiste justement à nous faire oublier l’aspect fonctionnel de la fontaine, son office de distributeur d’eau artificiel. Ce n’est pas par hasard que les fontaines classiques évoquent si souvent des paysages naturels ou mythiques : Neptune, naïades, poissons, sirènes, cascades, fleuves, etc. Cette pléthore de références naturalistes ou mythologiques entend nous distraire de l’artefact pour évoquer un monde de sources naturelles ou de figures archétypiques. L’art classique a honte de sa propre technique – honte de se réduire à un simple design – il la recouvre du voile pudique des formes naturelles ou savantes.

           En exposant un urinoir, Duchamp choisit au contraire un objet encore plus fonctionnel que la fontaine. Cette fonctionnalité que l’architecture classique cherchait à faire oublier est mise à nue de manière provocatrice (les tubes, les poutres, les installations sanitaires, les piliers étaient cachés ou camouflés). C’est pourquoi l’acte de Duchamp est paradigmatiquement moderniste : il met crûment à découvert « le refoulement » accompli par l’art classique, qui consistait à nous détourner de la fonction pour nous pousser à nous concentrer sur la « belle forme ».

           On dira : même un urinoir peut être beau. L’industrie aujourd’hui utilise des designers raffinés pour nous proposer des cuvettes de toilettes qui satisfassent notre goût. Si quelqu’un avait apprécié le design de l’urinoir de Duchamp, peut-être que l’artiste lui-même s’en serait réjoui, mais ce visiteur n’aurait pas vraiment compris l’acte de Duchamp. On ne peut pas apprécier la « fontaine » de Duchamp comme on peut apprécier le design d’une cuvette de toilettes dans une foire industrielle.

 

Mais alors, à part la critique ironique – dévoiler cette fonctionnalité que l’art classique voile – qu’apprécions-nous dans cet acte ? Justement, le fait que c’est un acte. En effet, le geste de Duchamp a fait date : c’était un événement. Comme la première parisienne du Sacre du Printemps ou la minute de silence de Cage. Derrière la réflexion (critique, ou ironique, ou satirique) du langage de l’art, une installation comme celle de Duchamp fait événement. Il ne s’agit pas d’un événement naturel, mais culturel : et pourtant, il n’en est pas moins réel. L’art moderne, en mettant à nu le paradigme de l’art classique, cherche à être cet événement qui surgit dans le réel.

En effet, ce qui détermine la fortune d’un artiste aujourd’hui n’est plus tant l’habileté comme l’entendait l’époque classique. Ce qui importe pour l’artiste est que son acte fasse date dans l’histoire de l’art. Mais ce succès dépend seulement en partie de son talent : dans l’histoire, les événements n’ont pas vraiment d’auteur. Il n’y a pas vraiment un auteur de la Révolution française, de la révolution soviétique de 1917, de la révolution iranienne de 1979, etc., même si certaines figures en ont été les protagonistes. L’artiste moderniste, en effet, est plus acteur de son œuvre que véritablement auteur.

 

 

7. Du concept au réel.

 

           On pourrait considérer le miroir de Pistoletto comme hyperréaliste. L’artiste hyperréaliste moderne reproduit minutieusement des objets quotidiens, sans les soumettre à aucune transfiguration artistique – lui aussi est perçu comme moderniste. Dans une exposition, j’ai vu un tableau qui reproduisait de manière très scrupuleuse – et pas amoureusement – des toilettes sales et misérables du Bronx. Quel jeu linguistique peut se refléter dans la reproduction servile d’un objet aussi vulgaire ? Évidemment, la reproduction d’un objet aussi sordide peut nous troubler, ou nous faire rire – nous intéresser, quoi qu’il en soit – dans l’exacte mesure où elle représente quelque chose qui nous paraît indigne d’être représenté. En effet, le tableau nous dit quelque chose qui va bien au-delà du choix d’un objet éminemment humble : qu’aucun objet en tant qu’objet n’est digne d’être représenté. Il nous dit en somme que tout objet pictural, en tant qu’objet, même si c’est le président des États-Unis ou Carla Bruni nue, équivaut à des chiottes. L’hyperréalisme reflète alors le langage de la classicité, même si c’est en négatif : il nous fait comprendre combien celle-ci idéalisait ses objets-modèles, et par conséquent pourquoi elle privilégiait des sujets beaux, sublimes ou sacrés. L’hyperréalisme, au contraire, nous présente effrontément comme idole un objet qui n’est pas du tout idéal : dans le sillage de cet acte, il dénonce la perte de réel de l’art classique. Qu’il représente de manière idolâtre des objets idéaux (les seigneurs de la terre ou du Ciel, les femmes les plus belles, les villes les plus riches), ou qu’il idéalise le citron, le verre ou le pauvre estropié, l’art classique suivait des règles idéalistes, pas du tout réalistes : sa représentation ne nous conviait jamais à une rencontre avec la chose elle-même.

           Pouvons-nous dire que l’urinoir de Duchamp et le miroir de Pistoletto sont des œuvres « conceptuelles » ? Dans un certain sens, tout l’art moderne est conceptuel : ce qui compte pour lui n’est pas l’œuvre comme objet ni les objets qu’elle représente, mais « ce que l’artiste veut dire ». Pour bien le faire comprendre, une partie de la modernité renonce à représenter quoi que ce soit : elle tend résolument au vide. Dans ses formes les plus extrêmes, la mort de l’art prophétisée par Hegel s’accomplit, dans la résolution de l’art en pur concept : à la limite, dans le vide de représentation.

           Prenons le célèbre tableau de Malevitch, un carré blanc sur un fond blanc : ici, la représentation s’évanouit dans l’invisible. Cette œuvre se propose comme une réflexion sur ce qui devrait être essentiel dans la peinture : une essence qui diffère de toute chose peinte. La minute de silence de Cage exalte elle aussi la mort de la musique pour en révéler l’essence : l’eidos de la musique est au-delà de n’importe quel son. Et que peut être cet au-delà, si ce n’est le silence ? De même que pour Heidegger, l’Être est non-étant, dissipation et au fond anéantissement des étants, pour les artistes modernes, l’essence de la peinture se révèle être la toile blanche, l’essence de la musique est le silence, l’essence de la sculpture la pierre brute trouvée et laissée en l’état, l’essence de la poésie des rafales de mots.

On dira que ce sont des cas-limite. Comme le miroir horizontal de Pistoletto. Mais ces limites sont ce vers quoi tend toute la modernité : l’essence de l’art ne peut être manifestée, à la limite, qu’en renonçant à l’œuvre. C’est-à-dire, en se plongeant dans le réel, qui ne se représente jamais lui-même. Le réel est cette réalité qui n’a pas de miroir où se refléter.

Et pourtant, si malgré tout nous gardons le souvenir de ces exploits de Malevitch, Duchamp, Cage, Pistoletto comme artistiques, c’est parce qu’ils ont été des événements significatifs, aventures et émotions, des unica. Cela n’aurait aucun sens de refaire aujourd’hui le geste de Duchamp, en exposant par exemple un urinoir rouge ou d’une autre forme – cela reviendrait au même que de peindre, aujourd’hui, des Vierges comme celles que peignait Raffaello. Quelques artistes modernes sont célèbres pour la tempestivité non reproductible de leur geste. Un reste de sensible – le happening  – empêche que l’art ne se dissolve dans la pure réflexion conceptuelle qui remplacerait l’œuvre, même si pour notre siècle l’aspect sensible, existentiel de l’œuvre ne tend plus à se confondre avec la chose représentée, mais avec l’événement lui-même, en tant qu’il arrive au moment juste. Les Grecs auraient dit que ce qui compte dans l’art moderne, c’est le kairos. À la limite, l’œuvre se confond avec le corps et la vie de l’artiste, avec sa chair, dans la mesure où il s’expose au risque absolu d’un geste qui pourrait s’avérer finalement totalement insensé, ou au contraire riche d’une histoire nouvelle.

 

 Sergio Benvenuto



[1] Sur l’importance de l’idée platonicienne en art, cfr. E. Panofsky, Idea. Contribution à l'histoire du concept de l'ancienne théorie de l'art, traduit de l'allemand par Henri Joly, Gallimard, Paris, 1984.

[2] W. Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1936). Cfr. S. Benvenuto, “Le réel à l’époque de la reproductibilité technique. Notes en marge de Walter Benjamin”, Ligeia, juillet-décembre 2010, nn. 101-104, pp. 35-44. G. Lista, “Walter  Benjamin  et  le  déclin  de  l’aura”, Ligeia, juillet-décembre 2010, nn. 101-104.

[3] José Ortega y Gasset, “La desumanización del arte” ; La Déshumanisation de l'art, traduit de l'espagnol par Paul Aubert et Eve Giustiniani, Éditions Sulliver, Paris, 2008.

[4] L. Wittgenstein, Recherches philosophiques (Philosophische Untersuchungen), Paris, Gallimard, 2004.

[5] Le fait que les régimes totalitaires – qu’ils soient de gauche, de droite, ou religieux – finissent tôt ou tard par éliminer les courants modernistes ne me semble pas être une donnée historique extrinsèque. Les modernismes ne sont probablement possibles que dans les démocraties libérales et capitalistes, c’est-à-dire dans les époques où prévaut l’esthétique de masse, et donc un vaste marché libre des produits culturels. Les avant-gardes du XXe siècle sont socialement inséparables du Kitsch de masse dont elles veulent pourtant s’affirmer comme l’antithèse.

[6] M. Merleau-Ponty, “Le doute de Cézanne”, Sens et non sens, Gallimard, Paris,1948.

[7] Ersnt Jünger, Le Travailleur, Christian Bourgois, Paris, 1994

[8] Aristote, Éthique à Nicomaque, 1140a, 6-7

[9] Exposé au MOMA de New York.

[10] Jean Cocteau, Essai de critique indirecte : le mystérieux laïc, des Beaux-Arts considérés comme un assassinat, Grasset, Cahiers Rouges, Paris, 2003

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